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s’en débarrasser, car on ne savait plus où le mettre, il nous écrasait, ou pourrissait et empestait le monde, après nous avoir fait patauger dans ses boyaux jusqu’aux chevilles, lors des salaisons. Oui : cinq à dix francs les cent kilos ! On ne peinait que pour l’État, en lui achetant les tonnes de sel. Pour nous, pas même de quoi se payer une harde et de la farine de maïs. Et tout ce poisson qui se gâtait et qu’on devait jeter dans la Borcéa, d’où ma mère le tirait avec tant de vaillance et un si grand espoir d’une meilleure vie !

— Non, vraiment, le dicton populaire avait raison de dire :

Bon pays, mauvaise organisation :
Sacré nom d’un règlement !

C’était cela : un pays riche, mal organisé et mal gouverné ; ma mère le savait comme tout paysan roumain.

Dans ses longues années de vie errante, d’un bout à l’autre de la Valachie, elle avait eu mille et mille fois l’occasion de constater combien misérable était l’existence de ces habitants qui, éloignés de toute rivière et trop pauvres pour pouvoir se payer de la viande, ne vivaient que de mamaliga et de légumes[1], cependant que des millions de kilos de poissons gisaient, s’abîmaient et devenaient inutilisables tout le long de ces centaines de kilomètres que parcourent le Danube, ses bras et ses affluents. Mais comment transporter cette manne céleste, quand les trois quarts du pays manquent de communications, aujourd’hui comme il y a mille ans ?

Alors elle eut une idée, qu’elle se mit à réaliser sans nous en faire part : s’astreignant à des économies sournoises, nous gavant de poisson et rien que de poisson, — rarement un peu de polenta, encore plus rarement un bout de pain, — toute une année durant, elle réussit à amasser cent francs, qui lui permirent d’acheter, d’occasion, une rosse avec sa carriole à quatre roues, toutes deux chancelantes, prêtes à s’effondrer.

— Voilà, — dit-elle à mon père, — vous irez, toi et l’en-

  1. D’après les évaluations du grand critique et sociologue roumain, feu Dobroyeann-Cherea, la nourriture quotidienne de notre paysan, peu avant la guerre, s’estimait à 0 fr. 35. Voir Néoïobagia.