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Cela m’humiliait au point de me faire verser des larmes : un homme ne fait pas la lessive, ni la popote. Mais mon père n’avait rien de mâle : une vraie femme gentille, avec de grosses moustaches noires et des yeux profonds et langoureux, constamment posés sur sa flûte, d’où il tirait, avec ses doigts noueux, de douces mélodies qui retentissaient au loin et faisaient aboyer les chiens par les nuits silencieuses. En échange, lorsqu’il préparait un borche, ou une plakia de poissons, ou quand il lavait le linge, les meilleures ménagères pouvaient venir prendre des leçons. Hélas, on le raillait quand même, parce qu’un homme ne doit pas se livrer à des travaux féminins.

Alors, je me serais battu avec tout le hameau, car le pauvre père ne relevait jamais une injure, supportait tout, stoïquement. Esquissant un léger sourire, il s’en allait vers la Borcéa, avec son bonnet pointu, toujours rejeté sur la nuque, avec sa culotte en loques, toujours mal ficelée, ses opinci traînantes, son long cou et son merveilleux caval, qui ne tardait pas, lui, à le venger tumultueusement de cette vie pitoyable et tristement belle.

Parfois je le suivais… Parfois et en cachette, car il aimait à être seul. Dans la soirée tiède, où le silence se mêlait à l’odeur de la vase, je le devinais assis sur un tronc de saule déraciné. Et après une complainte à perdre le souffle, j’entendais sa voix discrète, juste, qui disait tout bas notre inoubliable chant du pays de l’Olth :

Feuille verte avrameasa,
Ila, ila, la ;
Ils sont partis, les Olténiens, pour faucher ;
Les Olténiennes sont restées à la maison,
Elles ont rempli les cabarets[1].

Oui, les Olténiens partent toujours, — « pour faucher » et pour accomplir mille autres besognes, — laissant les Olténiennes à « remplir les cabarets », ce qui n’est pas absolument vrai ; mais mon père n’a pas procédé ainsi : en partant, il y a amené son Olténienne et leur trésor, moi. C’est pour-

  1. Michel Vulpesco. Voir son admirable ouvrage : les Coutumes roumaines périodiques (librairie Émile Larose).