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comme une botte, dans ce hameau qui se mire dans la Borcéa.

Cela pourrait paraître curieux, mais c’est ainsi. Mes parente n’étaient pas des gens à se laisser mener aux travaux pénibles, comme le bétail à l’abattoir, surtout mon père, une espèce d’ahuri qui s’oubliait à jouer de la flûte au point de tomber évanoui de faim. Et à Laténi nous avions au moins le poisson, là, à portée de la main. Il sautait tout seul dans la marmite, pour ainsi dire. Jugez-en !

Printemps et automne, la Borcéa couvrait de ses flots jaunâtres des centaines d’hectares en friche ; et dans cette nappe d’eau infinie, le brochet, la petite carpe, le carassin commun, pullulaient tant que les chats eux-mêmes allaient s’en empiffrer aux abords des mares. C’était, alors, la pêche au cazan[1]. Vraie manne céleste. Hommes, femmes et enfants, nus jusqu’aux cuisses, la musette autour du cou, s’éparpillaient en tirailleurs, avançant le plus lentement possible dans la campagne submergée, chacun muni de son vieux cazan complètement dénoncé. L’eau ne dépassait jamais les genoux. En pataugeant, le poisson heurtait nos jambes, mais c’était du fretin, et nous ne voulions que du gros. Celui-là, on savait qu’il aimait mordiller la base des plantes, dont la tête émergeait de l’eau. C’est sur ces herbes que nous avions les regards fixés, en nous tenant bien immobiles. Et dès qu’on les voyait bouger, plaf ! le cazan dessus. On entendait le poisson se débattre entre les parois du récipient. Alors, on n’avait qu’à le prendre avec la main et à le jeter dans sa musette. Il fallait être bien maladroit pour manquer le coup.

Mon père, cependant, le manquait régulièrement, pour la grande joie des gamins. On le narguait, on se moquait de lui. Cela ne lui faisait rien. Il continuait à se jeter, avec son cazan, sur toutes les herbes, qui bougeaient ou non, autour de lui. Au bout d’une heure de pêche nous rentrions à nos chaumières, les sacs remplis de poissons. Le père n’apportait pas un kitik. Ce que le voyant faire, la bonne manouca lui conseilla de garder la chaumière, de préparer les salaisons, d’apprêter les mets, de laver le linge et de jouer de la flûte.

  1. Grand récipient en tôle légère et à deux anses, dans lequel les paysans font bouillir le linge.