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— Partie…

Alors le Baragan prend le commandement !

Il le fait, d’abord, à la manière passive d’un homme qui se coucherait, face au sol, et ne voudrait plus se lever, ni mourir. C’est un géant !

Étendu, depuis l’éternité, sur toutes les terres que le soleil grille entre la dolente Yalomitsa et le Danube grognon, le Baragan est, durant le printemps et l’été, en guerre sournoise avec l’homme laborieux, qu’il n’aime pas et auquel il refuse tout bien-être, sauf celui de s’y promener et de hurler. C’est pourquoi on crie partout, dans les pays romains, à celui qui se permet trop de liberté en public :

— Hé, là ! Est-ce que tu te crois sur le Baragan ?

Car le Baragan est solitaire. Sur son dos, pas un arbre ! Et d’un puits à un autre on a tout le temps pour crever de soif. Contre la faim, également, ce n’est pas son affaire de vous munir. Mais si vous êtes armé contre ces deux calamités de la bouche et si vous voulez vous trouver seul, avec votre Dieu, allez alors sur le Baragan : c’est la place que le Seigneur a octroyé à la Valachie pour que le Roumain puisse rêver à son aise.

Un oiseau qui vole entre deux chaînes de montagnes, c’est une chose qui fait pitié. Sur le Baragan, le même oiseau emporte dans son vol la terre et ses lointains horizons. Allongé sur le dos, vous sentez l’assiette terrestre qui se soulève, monte vers le zénith. C’est la plus belle des ascensions que le pauvre homme puisse faire.

De là vient que l’habitant du Baragan — que nous appelons Yalomitséan — est une créature plutôt grave. Et quoiqu’il sache rire joyeusement, à l’occasion, il aime davantage à vous écouter avec déférence. C’est que sa vie est dure, et il espère toujours que quelqu’un viendra lui enseigner la manière dont il devrait s’y prendre pour tirer un meilleur parti de son Baragan.

Rêve, pensée, ascension et ventre creux, voilà ce qui donne de la gravité à l’homme né sur le Baragan, cette immensité qui cache l’eau dans le tréfonds de ses entrailles et où rien ne pousse, rien, sauf les chardons.