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« le pilier de la gospodarir ». C’est pourquoi ils burent ses paroles et partagèrent sa colère.

Quelqu’un encore avait entendu Costaké et l’avait approuvé : c’était Toudoritza. Nous ne nous attendions plus à la voir ce soir-là, mais une porte s’ouvrit doucement et elle parut : jeune fille frêle, aux grands yeux cernés et à la bouche comme une cerise, au regard téméraire et fort proprement vêtue, presque coquette. Elle dit un « bonjour » ferme, en passant la main sur son abondante chevelure brune, nous jeta un bref coup d’œil, à nous, les « nouveaux venus », et alla s’asseoir entre son père et sa mère. Puis, d’un ton vibrant de révolte :

— Tu as raison, néné Costaké, — dit-elle, — de vouloir mettre le feu à ces nids de vipères qui infectent le pays ! Si ce jour-là arrive, tu peux compter sur moi !…

Qu’elle était belle à voir, Toudoritza, en ce moment-là ! Et si c’est vrai qu’un garçon, qui n’a pas encore ses quinze ans, peut aimer d’amour une jeune fille plus âgée que lui, et bien, c’est en cette minute-là que je me suis épris de Toudoritza !

Père Toma lui enlaça la taille et l’attira à lui :

— Il ne faut pas être si bilieuse ! — lui dit-il. — Tout passe, même l’amour trompé. Et puis, Tanasse est indigne de toi…

— Si !… Il est digne de moi !… Je lui pardonne, à lui, mais je saurai qui haïr, dorénavant ! Et, croyez-moi, je ne manquerai pas de brûler ma part de chardons : leur piqûre, je l’ai sentie, moi…

La mère fit signe aux autres de se taire, pour ne pas l’irriter davantage. Alors Lina et Maria inclinèrent la tête sur l’épaule de leurs maris et fermèrent les yeux, ce que voyant, Toudoritza demanda tristement :

— Et moi ? Y aura-t-il une épaule d’homme aimé pour ma tête aussi ?

Ce soir-là, chacun alla se coucher le cœur gros…

panaït istrati

(La fin dans le prochain numéro.)