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— Nous connaissons déjà tout le monde ici, — fit-il, — sauf Toudoritza. Elle doit être malade…

Il n’en fallut pas davantage :

— Non, elle n’est pas malade, — s’écria un rouquin bavard, — elle pleure en cachette, parce que Tanasse, qu’elle devait épouser, vient de se fiancer avec une târâtura[1], Stana, qui est encore maintenant la maîtresse de notre bovard. Elle est même enceinte de lui. C’est que le pauvre Tanasse a beaucoup de bouches à nourrir, ses vieux parents et des petits frères, et ils sont « endettés-vendus » au boyard, qui leur « pardonne » toutes les dettes, maintenant que Tanasse consent à épouser Stana, « pour la sauver de la honte ». Et même il leur donne de la terre et du bétail. C’est dommage pour Tanasse, qui est un brave garçon. Lui aussi est malheureux, mais il ne peut pas faire autrement. Voilà pourquoi Toudoritza se cache du monde et pleure toute la journée.

Au repas du soir, comptant les « bouches » assemblées autour de la table de père Toma, je vis qu’elles étaient aussi nombreuses que pouvaient l’être celles qui demandaient la nourriture à Tanasse : nous étions douze. Avec Toudoritza, qu’on suppliait à grands cris de venir à table, nous étions treize, plus la petite bouche de Patroutz. Car père Toma avait encore un gendre, Dinou, qui venait d’épouser sa seconde fille, Maria, et qui était charron. Cela faisait un seul ménage de trois familles attelées à la même besogne, mais cette besogne ne semblait enrichir personne. Au contraire, le manque de domestiques et d’ouvriers adultes, ainsi que l’économie sévère qui régnait dans la maison, prouvaient que ce grand ménage vivait plutôt dans la gêne. Aussi, je n’appréciai que mieux le sacrifice que ces braves gens faisaient en nous recevant, Yonel et moi, sans rechigner.

— Là où mangent douze, mangeront bien quatorze ! — avait conclu la grand’mère, après qu’ils eurent débattu en commun la question de notre arrivée imprévue.

— Et puis, — ajouta Costaké, — il y a tant à faire autour

  1. Libertine.