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Peu avant d’entrer en gare de Lehliou, il joua la mélodie chère à mon père et à moi :

Ils sont partis les Olténiens…

Cela me fit beaucoup pleurer, le visage dans les mains.

En arrivant à Lehliou, le frânar nous dit :

— Alors ! vous êtes-vous bien amusés ? Maintenant, attendez un peu : tout à l’heure va passer vers Tchoulnitza un « train mixte », et je parlerai à un collègue pour qu’il vous ramène à la maison.

— Mais nous ne sommes pas de Tchoulnitza et nous n’irons plus à la maison ! — s’écria Brèche-Dent.

— A-a-ah !… Ça c’est une autre paire de manches ! D’où êtes-vous, donc, et où allez-vous ?

— Nous sommes du côté de Hagiéni et nous allons dans le monde !

— Dans le monde !… C’est grave !… Et vous ne m’avez pas l’air de badiner… Venez avec moi !

— Vous ne nous remettrez pas aux gendarmes ?

— Que Dieu m’en garde !… Je suis moi-même un de ceux qui vont dans le monde, et j’en suis parti encore plus jeune que vous. Aussi, je voudrais savoir comment je pourrais vous être utile, car, sûrement, vous n’avez pas quitté la maison parce que trop gâtés : « Le chien ne fuit pas la tarte, mais le gourdin[1]. »

Il s’absenta un instant, revint, soucieux, et se dirigea, nous à ses côtés, vers une auberge sise près de la gare, où l’on voyait stationner beaucoup de voitures de paysans. C’est là que notre sort se décida de lui-même et de la façon la plus imprévue.

L’auberge était bondée de paysans, qui rentraient d’une grande foire. Dès que nous y pénétrâmes, le regard de Brèche-Dent se croisa avec celui d’un jeune villageois qui consommait, en compagnie d’une belle paysanne, tout au fond du magasin. Un moment, ils restèrent ainsi, comme fascinés,

  1. Proverbe roumain.