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mais lui attendait la même chose de moi. Et nous restions plantés là, l’épaule contre le vent, un pied sur la perche qui retenait le chardon, chacun évitant de regarder l’autre dans les yeux. Nous scrutions plutôt le côté de l’infini qui venait d’engloutir nos camarades.

Était-il plus sage de les suivre ?

Je me le demandais, le cœur gros, quand je vis Brèche-Dent ôter sa caciula, y cueillir sa galouchka et se mettre à la mordiller lentement, tout entière, à son plaisir. Ce que voyant, j’ôtai moi aussi ma caciula…

Mais je n’eus pas le temps d’y cueillir ma galouchka, un furieux coup de vent emporta nos chardons et nos bonnets avec !

Des cris de joie furent la réponse. Et la galopade recommença de plus belle.

C’est ainsi que le destin trace la route de l’homme…

Nous courûmes pendant toute cette première journée, longue et riche comme une vie, pleine de ciel, de terre, de soleil et de Crivatz. Le soir, elle se remplit de ténèbres inconnues, qui nous surprirent en plein désert. Alors nous eûmes peur, mais nous nous gardâmes de nous l’avouer, chacun voulant paraître vaillant aux yeux de l’autre.

— Il n’y a pas de revenants, Mataké, tu peux en être tranquille ! — fit Brèche-Dent, en regardant autour de lui.

— Il n’y en a pas, je le sais… Dans les cimetières, peut-être…

— Non plus ! J’y suis allé, une fois, la nuit.

Et il se signa trois fois en disant :

— Il faut se signer quand même.

Je me signai tout content.

Nous nous étions arrêtés pour camper dans un petit vallon plein de ronces, où il faisait encore plus noir que dans la plaine. Là, abrités contre le Crivatz, nous allumâmes un bon feu et décidâmes de passer la nuit. Brèche-Dent sortit de ses poches nos vivres, mais la chaleur et la fatigue nous écrasèrent sur le champ. Nos bras alourdis refusèrent de porter les ali-