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Dent nous distribua généreusement, en guise de gâteaux. Il était si bon, ce pain, que les deux autres compagnons demandèrent « encore une miette ».

— Je vous donne tout le reste, — fit Brèche-Dent, — mais vous échangerez vos opinci contre les nôtres !

En effet, ils avaient des sandales presque neuves, alors que les nôtres étaient percées aux talons.

— Vous n’irez pas bien loin, — expliqua mon camarade, — tandis que Mataké et moi… Dieu sait !

Les autres se regardèrent hésitants.

— C’est trop peu… — dit l’un d’entre eux.

— Comment trop peu ? — s’écria Brèche-Dent.

Et, montrant les bleus sur son visage :

— Regarde ce que m’a coûté ce pain !

Le compagnon parut convaincu, mais :

— Tu me donneras, par-dessus le marché, quatre boutons de nacre ! — conclut-il, délaçant ses opinci, geste qu’imita son ami, au nom duquel il traitait d’autorité.

Ils eurent les boutons de nacre, le reste du pain et nos opinci trouées. Nous chaussâmes les leurs, parfaites, puis :

— C’est votre tour, maintenant, de nous, donner une « miette » de pain ! — insinua Brèche-Dent. — Nous avons oublié de nous faire une galouchka[1].

Cet oubli troubla un instant les deux possesseurs du suprême morceau de pain, mais, braves camarades, ils acceptèrent le sacrifice. Nous en fîmes, tous, des galouchka, que nous logeâmes sous nos bonnets, afin de les savourer à la prochaine étape.

Et ne retenant plus nos chardons, nous nous élançâmes, en criant avec le vent :

Vira la Profira
Sapte galbent lira !

(En avant vers la Profira
où la livre vaut sept ducats !)

  1. Cette galouchka (quenelle), dans nos plaines, n’est que la dernière bouchée de pain ou de covrig (craquelin) que certains enfants, après l’avoir mâchée, n’avalent pas, mais sortent de leur bouche, sous la forme d’une boulette, et mettent de côté, pour se réserver le plaisir de la manger « une seconde fois. »