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vions briser l’élan de nos arbrisseaux volants dès qu’ils manifestaient le désir de nous semer en route. Parfois nous étions obligés de les arrêter afin de reprendre haleine.

Plus haut sur jambes que mon compagnon, je pensais l’avoir devancé d’un kilomètre quand les premiers rayons du soleil projetèrent leurs plaques de pourpre sur le grand remue-ménage du Baragan. Alors j’enlevai mon chardon au bout de ma perche et me hissai sur un monticule, d’où j’aperçus, à l’orée du désert, père Nastasse qui s’acharnait à demander, pour son troupeau, une dernière journée de nourriture à un pâturage balayé par le Crivatz.

Bientôt parut Brèche-Dent, suivi par une traînée de camarades espacés, dont certains étaient déjà essoufflés. Ils surgissaient d’un peu partout, dans le pêle-mêle des chardons qui roulaient en même temps que les gamins. Par moments, les uns et les autres se confondaient à ne plus savoir quelle boule était un chardon et quelle autre un gamin, jusqu’à ce qu’une caciula pointue, deux bras et un bâton minuscules se redressassent brusquement, s’agitant sur deux pattes, comme un mulot. Puis de nouveau le Crivatz les emmêlait.

Je repris ma course avant leur arrivée.

Quand, une heure plus tard, ils me rattrapèrent à la seconde étape, leur nombre était réduit de moitié. Du village, de la ferme de Doudouca, plus trace à l’horizon. Plein Baragan… Chardons qui filaient en sifflant dans l’air limpide… Petites meules de broussaille allant leur train boiteux… Corbeaux désemparés… Interminables alignements de monticules, dont nous choisîmes le plus grand pour nous y abriter.

Nous étions six en tout. Deux d’entre eux, étant pieds nus, saignaient déjà lamentablement. Ils abandonnèrent à cette halte, nous offrant gentiment leurs provisions de mamaliga et de poireaux. Brèche-Dent les régala de « miettes » de pain et ils prirent le chemin du retour, un peu chagrins.

Ce fut une dînette des plus enviables, à quatre. Jamais mamaliga et poireaux au sel n’ont connu des bouches si gourmandes, jamais platchinta au beurre et au fromage n’a été apprécié comme ces « miettes » de pain que Brèche-