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Il pouvait être minuit quand Brèche-Dent vint frapper à la porte de la grange où je dormais seul. Je le conduisis par la main jusqu’au tas de sacs vides, qui me servait de lit. Il s’y nicha tout de suite, grelottant.

— Mon père m’a battu comme jamais, — murmura-t-il doucement.

Sa voix était tellement changée que je le reconnus plutôt à son haleine de bébé. Il continua :

— J’ai attendu jusque tard dans la nuit, puis j’allai me glisser dans le foin d’une meule. C’est là qu’il m’a attrapé, pendant le sommeil. Il m’eût tué, je crois, si ma mère n’était accourue pour m’arracher de ses mains. Tout de même !… Ce père…

Brèche-Dent ne pleurait pas. Je devinai son visage osseux, pâle, très mobile, aux petits yeux ardents. C’était mon seul ami. Je l’aimais comme mon frère.

— As-tu faim ? — me demanda-t-il encore, avant de s’endormir. — Je garde toujours la moitié du pain. Elle est là, sur les sacs. Prends-en, si tu veux.

— Et toi ? — dis-je ; — qu’as-tu mangé aujourd’hui ? — Du maïs grillé. Il me reste un épis, mais il est froid et dur.

— Donne-le moi.

Fouillant dans son sein, pour tirer l’épi, il lâcha un gémissement.

— Je suis tout couvert de bleus, — expliqua-t-il.

Je grignotai le maïs, en pensant que je n’avais jamais été battu, moi. Ce père, tout de même ! Pauvre Brèche-Dent… Je le pris par le cou et nous nous endormîmes ainsi.

Quelle matinée !… L’aube ne pointait pas encore quand une secousse inouïe me réveilla en sursaut : la porte de la grange venait d’être arrachée de ses gonds.

— Le Crivatz ! — m’écriai-je.

Mais Brèche-Dent ne broncha pas, tant il dormait lourdement. Je ne dis plus rien. Je le laissai continuer son