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une randonnée de deux lieues, puis retour à la « mamaliga pas plus grosse qu’une noix ». C’étaient de petites épaves-nées. Aussi, je jugeai qu’il ne valait pas la peine de leur faire part de mes intentions.

Par contre, les gamins du village ne parlaient depuis une semaine que des chardons.

— Ah ! cette année je vais faire la latâ[1] !

Les enfants de gens aisées, autant que ceux des pauvres « collés à la terre », — les uns parce que trop gâtés, les autres par excès de tourments, — se promettaient en chœur de faire la latâ :

— Je pousserai jusqu’à Calarashi ! — criait l’un.

— Moi, jusqu’à Bucarest ! — renchérissait un autre.

Certes, il ne s’agissait pas de couvrir 100 ou 200 kilomètres à pied, mais, Dieu tout puissant ! quelles ne sont pas les audaces, les rêveries, les suppositions, les espérances qui ne pourraient trouver gîte dans le cerveau d’un gosse né sur les flancs du Baragan !

Pourquoi, par exemple, ne rencontrerait-il pas une grande dame enrubannée, jolie et tendre, qui passerait justement avec son phaéton à six chevaux ? ou un de ces haïdoucs aux flintas meurtrières, qui tuent les tyrans et versent les ducas dans les mains calleuses de l’ilote ? ou, encore, une folle fillette de seigneur, qui court elle aussi avec les chardons, qui le prend par la main, le conduit devant madame sa mère et dit : « Voici, maman, mon fiancé ! »

Pourquoi pas ? Ne fallait-il donc croire à rien de tout ce que grand’mère avait tant raconté à la goura sobéi[2] ? À rien, non plus, de tout ce qu’avait dit, depuis, ce sorcier de père Nastasse, le vieux vacher du village ? Lui, surtout :

Moche Nastasse din Livezi
Cel c’o suta de podvezi
Sa le vezi sa nu le crezi

(Père Nastasse de Lievezi
Qui accomplit cent besognes :
À le voir faire, on ne veut pas en croire ses yeux).

On disait cela de lui ? Un petit bonhomme, pas plus grand que

  1. Grosse bêtise.
  2. Devant l’âtre.