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puis-je entreprendre un pareil travail ? et qui l’entreprendra ? Et alors on oublie, on ne se souvient plus, on ne sait plus, on néglige, et puis viennent les temps nouveaux, avec leurs chansons neuves. Il s’agit bien alors de déterrer les vieilleries !

Mais est-ce que vraiment Gorki s’en ira ainsi, impuni, sans qu’on l’ait connu, sans qu’on l’ait dévoilé, toujours « respecté » ? Je ne parle naturellement pas du châtiment physique, c’est une bêtise, mais de la condamnation sévère et décisive des hommes vraiment respectés. Si cela n’arrive pas (ce qui est possible) et si Gorki se tire sec de l’eau trouble — on pourra cracher à la face de la vie.


3 juin, le soir. — J’ai pitié de la Russie, mais je n’ai pas pitié des Russes. Je pensais aujourd’hui : pourquoi ne peut-on pas renier son peuple de même qu’on ne peut changer « la foi de ses ancêtres » ? Il est malheureux, battu et humilié et je ne puis le renier. C’est bête… et invincible. Et bien que, d’esprit, je m’en sois séparé et qu’il soit pour moi étranger et méprisable, et bien que ses pustules et ses plaies puantes me soient odieuses jusqu’à l’écœurement, je dois jusqu’à la fin de mes jours être couché avec lui dans la purulence. Le dois-je ?

« Laisse ton père et ta mère et viens avec moi. » Pourquoi donc est-il impossible de laisser aussi cette mère qui s’appelle Patrie, si elle est devenue une garce à vendre ? « Puisque tu es né dans la condition moutonnière, continue à y vivre », dit Stchedrine. Et si je ne veux pas demeurer dans cette condition, bien que j’y sois né ? Non, j’y suis obligé.

Si j’étais véritablement libre et courageux d’esprit, si j’étais capable d’un véritable exploit et d’une rupture décisive avec le mensonge accepté et consacré, je renierais le peuple russe, je brandirais la croix et j’irais dans le désert sans patrie, sans mon peuple, sans asile.


23 juillet, matin. — Les Bolcheviks sont aussi impuissants et rongés du dedans que l’était Nicolas avant la guerre, et aussi solides que lui : il suffit d’une poussée pour les renverser comme on a renversé la monarchie ; et cette poussée