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LA TRAGÉDIE RUSSE

d’autorité, l’ordre social tout entier n’a plus de sauvegarde. Ici, à Vammols, nous sommes dans les limites de la guerre finnoise, rouge et blanche. Qui nous protège ? Pourquoi sommes-nous encore en vie, indemnes de pillage et non chassés de nos maisons ? L’ancien pouvoir n’est plus ; une poignée de gardes-rouges inconnus tient les stations voisines, s’exerce au tir (l’écho chez nous n’est pas mauvais), procède à des réquisitions de denrées et de bois et donne « des autorisations » pour aller en ville. Ni téléphone, ni télégraphe. Qui nous garde ? des restes de raison ; le hasard que l’on ne nous ait pas remarqués et que personne n’ait voulu ; enfin certaines coutumes communes à tous les hommes ; parfois de simples habitudes inconscientes, comme marcher sur le côté droit du trottoir, dire bonjour, en rencontrant quelqu’un, enlever son chapeau et non celui d’un autre. La musique depuis longtemps s’est tue et nous, les danseurs, nous remuons toujours les jambes en cadence et saluons suivant la mélodie, devenue silencieuse, de la loi. Mais lorsque quelqu’un se met à réfléchir, il va piller ou tuer.

22 avril, matin. — Soirée « à la mémoire de Marx ». Et il n’y avait là ni Potressof, ni Plekhanof, pas un seul Marxiste éminent ou véritable ; et comment feraient-ils ? Ils vivent dans le sous-sol. Plekhanof, le seul parmi eux qui soit un homme absolument noble, honnête et brave, meurt dans la solitude, malade et miséreux. En revanche, à cette soirée se montraient Chaliapine, Gorki, Volf-Israel… Comment n’ont-ils pas honte ? Cette question n’est pas une figure de rhétorique ; je me demande réellement s’ils éprouvent au moins un sentiment de gêne ou bien non, rien du tout ?

Les bolcheviks n’ont pas seulement souillé la Révolution, ils ont fait davantage, ils ont tué peut-être pour toujours la Religion de la Révolution. Durant cent ans et plus, la Révolution était la religion de l’Europe, et le révolutionnaire un saint aux yeux des amis et des ennemis. Plus même pour les ennemis que pour les amis. Le premier coup partiel, c’est Azef qui l’a porté, ayant combiné en lui un révolutionnaire et un filou, ou mieux, un ignoble individu. Mais ce n’était qu’une gangrène locale et, seuls, les gendarmes russes cessèrent