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LA REVUE DE PARIS

Mais est-il possible qu’une femme comme il faut porte toujours le même vêtement ? Ce serait se ravaler au niveau des bêtes qui, depuis leur naissance jusqu’à leur mort, gardent sans cesse le même pelage, le même plumage ou la même carapace. En sa qualité d’être raisonnable, Ève était capable de ces transformations infinies qui constituent le progrès. C’est pour cela qu’elle s’appliqua à perfectionner l’art d’embellir sa personne.

Mue par la noble ambition de maintenir la supériorité de l’homme sur les autres créatures, elle voulut avoir chaque jour un vêtement neuf. On se tromperait absolument si l’on croyait, avec quelques philosophes de mauvaise humeur, que cette résolution lui fut dictée par la vanité, ou par le frivole désir de plaire aux hommes, ou par le malicieux dessein de faire enrager ses amies.

Pour sa parure, elle mit à contribution toutes les ressources que la nature lui offrait : les fibres des plantes, les écorces des arbres, les fourrures des quadrupèdes, les plumes des oiseaux, les pierres brillantes ou colorées que la terre vomit dans ses crises de colère.

La tâche d’inventer de nouveaux vêtements et de nouveaux ornements lui parut si importante, et elle attacha tant de prix à la nouveauté et à la variété, qu’il en résulta de grands changements dans la vie qu’on menait à la ferme. Désormais les enfants furent de longues heures et quelquefois des journées entières sans voir leur mère. Les plus petits, couverts d’une couche de crasse, se roulaient à terre dans les ordures, tandis que les plus grands se battaient à coups de poing pour s’imposer les uns aux autres leurs volontés, ou rossaient leurs petits frères pour contraindre ceux-ci à les servir comme des esclaves.

Quelquefois la tribu entière se mettait d’accord pour saccager le garde-manger paternel, et elle dévorait en une heure toutes les provisions qu’Adam avait emmagasinées pour une semaine.

― Maman ! Maman !

Un chœur de voix enfantines éclatait à l’intérieur du logis, comme pour appeler au secours.

― Silence, démons ! Laissez-moi en paix. Il est impossible d’avoir un instant de tranquillité dans cette maison.