Page:Revue de Paris, 1908, tome 3.djvu/180

Cette page a été validée par deux contributeurs.

tenant que les grâces, le ciel charmant, et les longues avenues donnant sur de nobles échappées, et toute cette vie éparse, souriante, aimable.

La veille, malgré la fatigue du voyage, vêtue d’une petite robe de deuil faite à Bordeaux, grisée, légère, elle avait couru par les rues et le long des quais, fine et longue silhouette toute noire dans la lumière rosée du soir. Et les hommages des passants lui plaisaient.

Puis elle était rentrée dans l’appartement qu’elle occupait, avenue des Champs-Élysées, jusqu’à ce que fût prêt l’hôtel que l’on disposait pour elle à deux pas du Bois, près de la Muette.

Dans sa première et rapide promenade, elle s’était tenue loin des endroits où elle craignait de retrouver son passé vivant encore : — la rue de la Paix, l’avenue de Villiers, que d’ailleurs Félicité n’habitait plus, et surtout cette rue d’Offémont où gisaient, comme en une tombe toujours fleurie, ses plus chers, ses plus cuisants, ses plus douloureux souvenirs. Mais aujourd’hui une fièvre, une audace nouvelle lui venait. Et, tandis que défilaient les charrettes et les buggies et toute la carrosserie printanière, une pensée se glissait en elle, la dominait bientôt entièrement : ne fût-ce qu’un instant, il fallait qu’elle le vît ! Ce jour même, elle irait à sa consultation… Et, dès lors, elle fut certaine que rien au monde ne l’empêcherait de réaliser son projet.

Ce qui la poussait à retourner chez Jacques Lenoël, elle n’aurait pu l’expliquer. Elle n’ignorait pas que depuis plusieurs mois il était marié, que la présence de sa femme rue d’Offémont était probable. Certes le dessein de renouer avec lui était loin d’elle et même l’aurait révoltée.

Peut-être obéissait-elle à ce goût du danger, propre aux âmes inquiètes et ardentes, peut-être voulait-elle braver son ami, le faire souffrir, mesurer ce qu’elle gardait sur lui d’empire, peut-être espérait-elle échapper à ce charme, à cet envoûtement, qu’elle n’avait pu secouer encore ; peut-être simplement était-elle attirée de façon invincible…

Dans sa voiture, attelée de deux grands carrossiers, elle se rendit vers quatre heures chez le docteur Lenoël. Sa toilette de deuil, souple et transparente, flottait autour d’elle en vapeurs sombres d’où elle émergeait, blonde, lumineuse.