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Car cette figure hâve et blême et qui semblait de pierre, c’était Jean Kérouall, le beau marin, venu de Bretagne en Gironde, il y avait vingt-sept ans. Comme s’il eût reconnu sa fille préférée, une lueur brilla dans son regard morne, puis s’éteignit, et ce regard, dont jadis, en mer, il interrogeait la distance, se perdit dans les plaines sans bornes du pays des ombres. Frappé, trente-six heures auparavant, d’une congestion au cerveau, on le jugea tout de suite perdu : on l’avait administré sans qu’il reprît connaissance. Louise, secouée de sanglots, tomba à genoux, à côté de ses sœurs, au pied du lit.

Vers le soir, le docteur vint, par amitié : car il ne gardait aucun espoir. De temps en temps, on humectait les lèvres sèches du mourant, on lui faisait respirer de l’éther, pour faciliter le dur passage. Alors que le petit jour filtrait par les fenêtres, Jean Kérouall rendit le dernier soupir.

Plus tard, le soleil vint couler ses rayons sur le visage du mort, redevenu serein et beau, puis se joua autour de ces trois jeunes têtes, serrées l’une contre l’autre en un commun désastre, ainsi qu’elles se serraient jadis, quand, toutes fillettes, leur père les emmenait sur la rivière, dans un canot de pêche.

L’enterrement eut lieu le surlendemain. Recouvert d’un drap noir bordé d’argent, le cercueil, porté à bras d’hommes, traversa le village matinal avant d’aller reposer dans la nuit comme une barque sombrée. Derrière le corps, marchaient la famille et des amis. En face de l’église, l’humble convoi tourna à droite, pour pénétrer sous le porche.

À ce moment, un homme de haute taille et de belle mine croisa le cortège, salua respectueusement. C’était le comte de Leuze.

Louise ne l’aperçut pas, mais lui la reconnut, resta longtemps arrêté, la suivant des yeux.


XXXIV


Paris !… Depuis hier elle était à Paris, et ces deux syllabes, qu’elle se répétait, tintaient en elle comme des grelots d’argent. De cette ville, qu’elle avait fui, elle ne se rappelait plus main-