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souvenirs, qui s’enchaînaient depuis sa petite enfance, lui devenaient comme étrangers depuis le moment où ce singulier Smith lui avait remis à Paris, sur le quai de la gare de l’Est, un billet pour des régions inconnues. Parfois elle en venait presque à se demander si cet homme n’était pas sorcier, s’il ne l’avait pas transportée dans la lune, dont les paysages argentés luisaient à l’horizon dans le ciel pâle.

Un jour, Louise accompagna le comte en voiture. La route devait traverser un pays pittoresque et varié. Elle côtoya d’abord de riantes habitations peintes de tons vifs, entourées de jardins fruitiers ; puis des champs de blé se déployèrent comme un océan couleur d’or, où le vent creusait les vagues d’une mer houleuse. Les épis et les fleurs s’élançaient d’une telle vigueur qu’ils montaient plus haut que la tête des hommes. Au retour, dans un village juif encombré d’enfants en guenilles, de hâves visages aux prunelles luisantes se levèrent furtivement sur eux.

Ce soir-là, le comte négligea l’échiquier et se mit au piano. Distraitement, il laissa errer les doigts sur les touches, fit naître des airs anciens, des chants russes âpres et farouches. Peu à peu les sons s’adoucirent, glissèrent en mélodies rêveuses et formèrent ce Gondolier de Rubinstein, où la rame frappe d’une cadence endormeuse l’eau des lagunes… Et Venise et ses dômes et ses campaniles se mirèrent dans l’eau…

L’image s’effaça et ce fut Chopin qui régna seul. Kowieski aimait particulièrement la musique du maître polonais. Pathétique et fiévreuse, elle disait toute sa misère à lui, coulant au long des notes, s’égrenant ainsi que des larmes. Ses douleurs, ses secrets désirs, tout le tumulte de son cœur s’y répandaient.

Lorsqu’il se tut, il vit les joues de Louise toutes baignées de pleurs. Il pensa qu’elle exprimait divinement la tristesse.

Car, si, à son premier amant, le vaniteux et malheureux Fernand Epstein, elle avait paru éclatante et rare et de luxe suprême, si Jacques Lenoël la tenait pour une réalisation harmonieuse et sereine de parfaite beauté, aux yeux de ce dernier venu, à l’âme troublée, elle était la figure de la mélancolie, charme douloureux du monde.

Puis Kowieski vint s’asseoir sur un tabouret, aux pieds de Louise.