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moindre chose. Il insista pour qu’elle goûtât au moins d’un plat et acceptât quelques fruits, qui étaient très beaux.

Ce qui, plus que la fatigue, la tenait immobile et effarée, c’était la stupeur d’être là, et l’impression, que tout, autour d’elle, était illusion et mirage, que ce château, ces serviteurs, le comte lui-même allaient s’abîmer et disparaître.

Le dîner achevé, ils se rendirent dans un salon, lambrissé de blanc et tendu de tapisseries qui représentaient l’histoire de Psyché. Il était garni de meubles de l’époque Louis XVI, consoles et bahuts d’un prix inestimable et ressemblant à ceux dont la richesse excessive fut reprochée à la reine de France.

Comme la jeune fille les admirait, le comte dit qu’ils provenaient de cette vente qui eut lieu, durant plus d’une année, sur la place du château, à Versailles, et au cours de laquelle tous les meubles royaux furent mis à l’encan et dispersés.

— Ceci, — dit-il en désignant un pupitre où s’encastraient des plaques de Sèvres, — c’est la liseuse dont se servit la reine Marie-Antoinette.

Ils s’approchèrent de la cheminée, où, malgré la saison, le feu brûlait et s’assirent en face l’un de l’autre.

— J’aime tant le feu que j’en fais allumer presque tout l’été. Depuis mon enfance, je n’ai jamais pu me réchauffer tout à fait. À travers mes souvenirs les plus lointains, c’est un vent glacé qui souffle et me transit. Jusqu’à l’âge de vingt ans, je passais une partie de l’année dans le nord de la Russie, et toute cette époque de ma vie est comme pénétrée de froid… Chez vous, la température est douce.

— Nous avons aussi des froids et de la neige, — répondit-elle, — mais qui ne durent pas. Je me rappelle qu’au mariage d’une amie les voitures et les chevaux étaient couverts de flocons blancs. Nous trouvions cela très joli et même un peu féerique.

Il la regarda longtemps avec sympathie.

— Vous aussi, — dit-il, — vous mettez un peu de joie en moi. J’en ai eu si peu dans la vie ! Mon père était un homme très dur, devant qui je tremblais, et ma mère n’aimait que mon frère aîné. Lui et moi, nous fûmes projetés, un jour, hors du traîneau, sur la Néva gelée. Mon frère se tua ; moi, je demeurai d’abord presque stupide, et ma mère ne voulut plus me voir, ne pardonnant pas que ce fût moi qui eusse survécu.