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nous deux, — jugeait-elle, — c’est moi la plus à plaindre, car, si elle souffre, c’est de froid ou de faim, et ces maux sont réparables, tandis que moi, je souffre de ne plus connaître cette douceur d’être aimée qui m’était délicieuse, et je me désole parce que je suis à tous un objet de blâme et de raillerie. Ce sont des douleurs que, sans doute, cette pauvresse ne comprendrait pas : elle doit avoir une idée peu compliquée des épreuves auxquelles une femme est soumise. »

— Pourriez-vous me dire l’heure qu’il est ?

Au moment où la pauvre créature prononça ces mots, une toux violente la secoua, lui déchira la poitrine.

— Êtes-vous malade ? — fît Louise avec intérêt.

Et dans sa poche elle chercha son porte-monnaie.

— C’est rien, — fit la femme, — c’est la fin d’une mauvaise bronchite. Voilà deux mois que j’ai quitté l’hôpital.

— Et maintenant — dit Louise — que faites-vous ?

— Autant dire rien : je ne suis plus forte à l’ouvrage. Je raccommode, je rapièce pour les mariniers, ceux qui n’ont pas de femme. J’habite par là, du côté de la rivière.

Et du doigt elle désignait le quai de déchargement, d’où Louise s’était échappée.

Elle recommença :

— Pourriez-vous me dire l’heure, s’il vous plaît ? Mon homme m’attend en bas, au ponton de l’Alma. Il travaille à Bercy.

Louise la contemplait avec étonnement : alors il y avait quelqu’un qui guettait cette miséreuse, un homme qui viendrait à elle ; elle n’était pas seule à plier sous le faix. Louise de nouveau l’envia. Puis, sortant un louis de sa bourse, elle le lui offrit.

La femme, qui s’était levée, s’arrêta, éblouie ; un éclair jaillit de ses yeux ternes. Et cet éclair, sous sa lueur fauve, faisait surgir en foule des rêves et des convoitises, — une boutique de « troquet » brillante de lumière, et le zinc et les verres de vin, et la pâle absinthe, et l’ivresse brutale et bienheureuse…

Louise gravit la côte, prit une avenue et s’en vint lentement, traînant cette vie qu’elle n’avait pas osé quitter.

Le jour finissait. Sous les feux du soleil couchant, la ville