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conquérant dont ils avaient peur, et les bouffons arrivèrent au milieu des rues en costume de sacrificateurs grecs, portant de longues barbes mal démêlées à la façon des cynique ; ils récitaient des vers du Misopogon[1], mais je remarquai qu’ils se gardaient bien de dire ceux où l’empereur a répondu avec un atticisme si fin aux grossières attaques d’Antioche ; d’autres se travestissaient comme les douze Césars sur qui Julien a fait un poème et se plaignaient qu’ils manquent de victimes ; des bergers désolés venaient gémir de ce que leurs troupeaux avaient été égorgés par le souverain sacrificateur. Le peuple se chargeait avec joie de ces rôles ironiques qu’il joua tout le jour sur les places publiques et jusque dans le cirque. Chaque mot heureux était accueilli par des rires et des huées, et le dernier acte de ces comédies était toujours le même. Le bouffon qui représentait Julien demandait une victime à grands cris ; on n’en trouvait plus, tous les animaux du pays ayant été immolés. Alors s’avançait un grossier porteur de fardeaux, vêtu en centurion et portant, au lieu de l’aigle romaine, une oie, que le boucher immolait au milieu des éclats de rire de toute la multitude. Cette singerie dégoûtante faisait allusion à ce qui était arrivé nouvellement au jeune empereur. Il visitait un temple de Cybèle autrefois fort honoré et le trouva tellement délaissé aujourd’hui, que le pauvre prêtre ne recevant plus de victimes du peuple fut forcé d’offrir les animaux domestiques de sa basse-cour.

Il y avait deux heures que les insultes populaires duraient, lorsqu’un corps de cavalerie vint y mettre fin en passant avec gravité au milieu des rues. Les habitants résolus à montrer toujours aux troupes de l’empereur la même aversion se retirèrent encore dans leurs maisons, et de peur que la curiosité ne ressemblât trop à l’admiration, ils s’y enfermèrent comme à l’approche d’un grand orage.

Les chevaux, fatigués de la mer, bondissaient en sentant le sable et la poussière sous leurs pieds ; ils hennissaient avec joie et enlevaient leurs cavaliers comme les chevaux ailés des

  1. Le Misopogon, c’est-à-dire l’Ennemi de la Barbe, satire de Julien contre les habitants d’Antioche qui s’étaient moqués de son extérieur négligé.