Page:Revue de Paris, 19è année, Tome 3, Mai-Juin 1912.djvu/700

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chaussures éperonnées, des tapisseries lourdes et doubles servaient de portes aux petites chambres, et une main amoureuse les soulevait devant lui, tout le long des corridors tournants. Ô profanations involontaires ! mélanges ineffables de l’amour, de la sainteté et de la science que personne encore n’a compris entièrement ! Soupirs mystiques et passionnés d’un amour énergique et pieux à la fois ! Doubles extases des âmes exaltées et des jeunes corps enflammés d’amour ! Cris et sanglots échappés à la jeune fille savante et amoureuse, vous étiez jetés en langage romain par ces lèvres françaises, exhalés en paroles mortes de ce cœur où redoublait la vie, et dont les flammes eussent suffi pour la rendre à un monde éteint. Ô Héloïssa ! Héloïssa ! ô mademoiselle de Montmorency[1] ! vous parlez, vous aimez, vous priez, vous gémissez comme une vestale, comme une martyre latine enivrée par les Bacchantes ! Ô sainte ! Ô amante ! Ô savante sublime de dix-sept ans ! je vous entends, je vous vois, triple déesse ! trois fois purifiée par l’expiation du cloître ! Vous ouvrez vos bras au maître adoré qui vous a tout enseigné des choses du ciel et de la terre, vous êtes agenouillée devant lui, vous lui baisez les mains en pleurant. « Ancilla ! soror, uxor tua ! oui, ta servante, ta sœur, ta femme ! Abailard ! Non, pas ta femme, non, cela m’ôterait la gloire d’aimer ! amore ! amore immoderato complexa sum ! je veux, je veux tes volontés, tes voluptés ! voluntates, voluptates tuas ! En vérité, en vérité, je crains plus, mon unique ami, de vous offenser que d’offenser Dieu, j’aime mieux plaire à vous qu’à lui : te magis offendere quam Deum vereor. » — Mais lui, épouvanté de ces paroles, posait sa main sur la bouche impie de sa brûlante élève et l’asseyait toute tremblante sur ses genoux, assis lui-même sur un long fauteuil près des hauts chenets de fer doré, sous la voûte d’une grande cheminée noire ; et la flamme jetait des rougeurs vacillantes sur les joues brunes d’Héloïse, et pénétrait sous les arcs réguliers de ses sourcils, et l’âtre se peignait dans ses larges prunelles sombres, tantôt endormies, tantôt foudroyantes. Et bientôt perdus dans des échanges célestes de pensées mystiques et de caresses dévorantes, ravis

  1. Certains historiens rattachent Héloïse à la famille des Montmorency. (Cf. Guizot, Essai-préface de la traduction des Lettres d’Héloïse et Abailard, par Oddoul, Paris, Houdaille, 1839.)