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ses mains découragées, et se mit à rouler humblement son chapelet sur le bout des doigts.

— C’est donc mon tour et je vais consommer sa guérison, — dit celui qui ne s’était voué qu’à la cure des âmes ; et prenant Stello par la main : — Venez, vous êtes seul aujourd’hui. Or. les poètes fuient leur maison, tantôt parce qu’elle est vide. tantôt parce qu’elle est pleine. Venez donc lui rendre ce précieux dépôt que vous ne vouliez pas me confier à moi-même, et hâtons-nous.

Stello mit sous son bras une petite cassette de fer et la cacha soigneusement.

— Venez, — poursuivit le Docteur, — car je vois si mauvaise cette destinée, que l’une de vos idées mise en action ne la pourrait faire pire. Venez, je serais trop rude à ce jeune homme, si vous n’étiez là, et j’achèverais par trop vite l’œuvre des médecins qui se sont attachés en vain à une enveloppe vigoureuse en apparence, mais en réalité fort avariée. Vous seul pouvez supporter, sans être entamé, les coups que je donne involontairement, et, comme vous l’avez dit, l’enclume solide chasse violemment le marteau que je laisse tomber sur vous sans relâche et le lance quelquefois jusqu’au ciel. Venez et sortez de vous-même. Oubliez le poète ou plutôt soyez-le véritablement par le cœur, en venant consoler votre ami et le sauver, si nous pouvons, de tout ce qu’il a de combats intérieurs qui le dévorent. Si je le rencontre, je le maltraiterai le moins possible, et si je ne le guéris, je vous aurai du moins montré sur le terrain, et dans son application soudaine, l’une de ces longues idées que vous savez si bien tendre, messieurs, comme des fils d’araignée et sur lesquels ne se pourraient soutenir que des êtres aussi diaphanes, aussi éthérés, aussi souples et aussi puissants que les rêves de vos nuits, c’est-à-dire des demi-dieux.

— Qui me dira jamais, — dit Stello en s’enveloppant d’un long manteau, — pourquoi le poète et le philosophe[1] doivent être condamnés à tout penser et à ne rien faire, et pourquoi d’âge en âge on doit voir l’inspiration et la théorie passer comme deux nuages, au-dessus du monde et tourner sans

  1. Ici, en marge, cette note de Vigny : le cœur est poète, la tête est philosophe.