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plicable ! Voilà donc que cette nuit, les Blue Devils[1] qui vous obsèdent vous ont voulu remplir de cette passion factice qui se répand dans plusieurs cerveaux honorables, à moi connus, et leur cause une irritation bien dangereuse pour eux et pour nous[2] !

— Puisque la pitié divine est en moi, — dit Stello, — puisque le désir du bonheur des autres y est mille fois plus fort que l’instinct de mes propres félicités, puisqu’il suffit du présage de la moindre infortune pour me faire tressaillir jusqu’au fond du cœur plus que ceux même qu’elle a menacés ; puisque c’est assez de la plus légère apparence de grandeur et de glorieuse illustration pour que l’enthousiasme humecte mes yeux de ses pleurs divins, qui brillent comme des étoiles et ne s’écoulent pas comme les larmes des afflictions mortelles puisque cette foule mélancolique qui se croit gaie et ne sait si elle est heureuse, m’intéresse pour un moment, et puisque je sens en moi trembler, frémir, gémir, sangloter à la fois ses mille douleurs, et les mille flots de son sang couler par mille plaies, et mille voix s’écrier : « Où donc est l’Inconnu ? où donc est le Maître ? où donc est le Législateur, où le Demi-dieu, où le Prophète ? » pourquoi ne pas laisser toute mon âme s’imprégner et se remplir de ce vaste amour de mes frères ? Pourquoi ne pas évoquer mes forces, et ne pas me mettre à chercher avec eux ? Que les heureux, les triomphants et les dominateurs abandonnent et haïssent le poète, à la bonne heure ; mais est-ce une raison pour lui d’abandonner les malheureux et de laisser dans la nuit les yeux qu’il peut ouvrir ?

— La vie serait encore trop belle, — dit paisiblement le Docteur, — si les hommes politiques de tous les partis étaient les seuls ennemis de l’enthousiasme et des épanchements divins de l’âme. Mais l’avez-vous pu croire ? Avez-vous pensé qu’il fallût tant de choses à la Multilude sans nom[3]* dont nous avons déjà parlé, en passant ? Avez-vous cru que son Ostracisme perpétuel[4] n’écrivit sur ses coquilles que les noms des

  1. Cf. Stello, p. 7
  2. Ici, en marge, cette note de Vigny : Dev. (Développement) sur l’ignorance humaine.
  3. Cf. Stello, p. 223.
  4. Cf. Stello, p. 221. chapitre xxxvii, de l’Ostracisme perpétuel.