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têtes de la foule avec sa canne, il semblait la diviser par troupes, par compagnies et par familles.

— Pauvre être inoffensif ! — poursuivit Stello, : — âme contemplative et amoureuse ! pauvre être ailé et diaphane ! vous l’avez pris, vous l’avez frappé, tordu tout enflammé, et il m’a fallu le sauver et le cacher tout au fond de mon cœur.

— Vous l’y avez placé, vengé, — dit le Docteur Noir en regardant ailleurs, — parlons d’autre chose et livrons un combat sacré. Pour nous, ce combat, c’est la discussion philosophique.

— J’y consens, — dit Stello d’une voix douce et profonde, — la nuit est revenue, elle a commencé son règne ténébreux. Avec elle, je renais, avec elle s’allume sur mon front comme une étoile brûlante qui darde sa flamme sur toutes choses. Que cherchez-vous dans cette foule, et d’où vient que vous la considérez avec des yeux pénétrants ? Pour moi, plus je la regarde, et plus je sens pour elle une sympathique pitié : ne vous semble-t-il pas voir la funèbre marche des corps qui seront éveillés à Josaphat, et, à demi animés, iront devant eux, sans savoir où, les yeux entr’ouverts et aveugles. Oh ! quelles fêtes sans joie ! quels regards sans espérance ! quels mouvements sans but ! combien tout cela est digne de commisération !

— Ce que vous dites ne prouve rien, — répondit le Docteur Noir, en frottant la pomme de sa canne avec le dos de sa main, — si ce n’est que l’enthousiasme est bon à garder enfermé au plus profond de son âme, comme une mauvaise pensée, dans le siècle froid où nous sommes.

— Eh ! comment peut-on voir des frères et des sœurs, enfants de Dieu, errer ainsi dans l’ombre, incertains de tout, ignorants de tant de choses, étrangers à tant de divines pensées, noyés dans de grossières sensations, sevrés des adorations universelles qui devraient les unir en une bienheureuse famille, sans sentir un désir presque invincible de leur parler et de les enseigner ?

— Enseigner ! — dit l’impassible, — ah ! le mot admirable que voilà, et le plus vide de tous ! nul n’enseigne, puisque nul ne sait. Enthousiaste rêveur ! Poète en cela du moins que votre enthousiasme est inactif et (par grand bonheur !) inap-