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aussi, selon une image frappante de Vigny, passer sous les draperies sacrées leurs pieds de philosophes. Julien est vaincu finalement, et ne peut qu’être vaincu. — Nous faudra-t-il donc à notre tour, comme Libanius, n’espérer qu’en les Barbares ?

Espérons plutôt que la vie, entre les deux chemins que nos chétifs compas voudraient lui tracer, finira par ouvrir sa grande route. Espérons qu’on parviendra à édifier enfin cette morale indépendante qui nous paraît impossible, — ou plutôt à créer, comme le voulait Auguste Comte, une religion de l’humanité, une mystique de la Vie : c’est à quoi philosophes, savants et artistes nous pouvons déjà nous employer. — Mais peut-être aussi Libanius aura-t-il raison jusqu’au bout ; peut-être (car tout est possible dans l’infini de l’histoire où les siècles sont des jours), peut-être une nouvelle religion viendra-t-elle dans quelques centaines d’années tout reprendre et tout recommencer. L’Asie, matrice des dieux, n’est pas encore épuisée : le babisme et le béhaïsme, avec leur messie torturé, l’ont prouvé récemment. Et sans aller chercher si loin, de l’immense et jeune Russie, à la fois raffinée et barbare, aux danses merveilleusement artistes et aux mœurs encore toutes primitives, de la Russie qui en est au xvie siècle, et qui a même produit en Tolstoï une ébauche de Luther, peut nous venir un jour une sorte de protestantisme de l’orthodoxie, un évangélisme rajeuni qui conquière l’Europe et la renouvelle.

Quoiqu’il en soit, à ceux qui, effrayés, se rejettent dans la vieille foi de nos pères ; à ceux qui se tiennent sur la porte du temple, un pied déjà passé le seuil, mais la figure tournée vers le dehors ; à ceux qui, ne croyant pas, veulent, pour des fins sociales et nationales, convertir les autres ; à ceux qui, d’un cœur sincère et d’un esprit libre, ne se lassent pas de chercher la vérité ; à ceux mêmes qui s’adressent aux mystères à la fois plus antiques et plus neufs auxquels était initié Julien et qui, par delà Rome et la Palestine, demandent ses rêves à la grande Inde mystérieuse, à tous ceux-là Vigny dans Daphné apporte quelque chose : c’est ici un aliment rare, un aliment de la pensée, et de l’âme même.