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une formule neuve, qu’on pourrait appeler le roman historique par lettres.

Des quatre lettres qui composent la majeure partie de Daphné, la première et la quatrième sont les plus importantes ; les deux lettres intermédiaires sont de simples billets annonçant des nouvelles, de brèves et saisissantes dépêches de reportage. Mais dans les deux lettres extrêmes les belles scènes et les passages magnifiques abondent, et l’on ne sait ce qu’on en doit admirer le plus, de la pensée si riche et si libre, qui tire de l’histoire de Julien un enseignement encore actuel ; ou de la forme qu’en dépit de rares imperfections distinguent les qualités les plus hautes de Vigny : la noblesse non cherchée, la pureté dense de l’expression, et surtout cette clarté blanche, égale, sans étincelles, qui rend son style semblable, moins à une flamme éclatante et changeante, qu’à une lampe d’albâtre où brûle une lumière intérieure.

Dans ces lettres, Vigny apparaît nettement un précurseur. Maintes fois en le lisant, on pense, pour le pittoresque, au Flaubert de Salammbô et de la Tentation, pour la grâce alexandrine et pour la délicatesse avec laquelle la « couleur locale » est posée çà et là, à l’Anatole France de Thaïs, pour le savoir et l’amplitude de l’intelligence, au Renan des Dialogues philosophiques. Et il n’a lui-même qu’un précurseur, celui de tout le siècle, le grand inventeur de beaucoup de nos formes littéraires, l’Homère du romantisme, Chateaubriand, surtout le Chateaubriand des Martyrs.

Toute la conversation de Julien et des initiés où se débat le sort du paganisme, toute l’histoire si habilement fragmentée et si nuancée de Julien, plus loin le discours de Libanius qui est le cœur de l’œuvre et où il découvre sa pensée sur les dogmes nécessaires, enfin ce beau symbole de la momie où les religions sont comparées au cristal qui couvre et garde le corps sacré de la morale, tout cela sera célèbre. La pensée et l’art même de Vigny prennent ici quelque chose d’auguste. On sent dans ces entretiens passer le vent des grands problèmes, ce vent des hauteurs un peu glacé mais sublime, qui circule dans toute l’œuvre de Vigny, et qui est comme l’atmosphère nécessaire à sa fière et chaste Muse.