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La seconde partie de Daphné est de beaucoup la plus considérable et la plus belle. Elle est même, nous ne craignons pas de le dire, souvent égale à ce qu’il y a de plus admirable dans Vigny, et capitale, pour la largeur de la pensée, dans l’œuvre du grand poète philosophe. Comme on a pu le deviner par les quelques notes du Journal que nous avons citées au début, Vigny, en intercalant le vieux manuscrit dans les colloques du Docteur Noir et de Stello, n’a écrit là rien de moins qu’un très complexe et très complet Julien l’Apostat.

Il avait été de tout temps attiré par cette figure de Julien, cette figure noble et triste avec je ne sais quoi de trouble, qui a tenté au xixe siècle tant de peintres d’âmes, entre autres, et non le moindre, Ibsen dans cet Empereur et Galiléen qui est le centre de son œuvre. Peu de héros en effet sont plus intéressants que ce jeune philosophe, neveu de Constantin, échappé à la mort qui frappe tous les siens y compris son frère Gallus, jeté ensuite en Gaule au milieu d’une guerre terrible avec les Francs qu’il est chargé de repousser, bientôt proclamé Auguste, contre son gré, par ses légions victorieuses, puis appelé au trône par son propre rival, Constance agonisant, et qui alors entreprend de restaurer le paganisme dans un monde déjà aux trois quarts chrétien, — pour s’en aller mourir inopinément, au bout de deux années de règne, dans une lointaine expédition contre les Perses, à l’âge de trente-deux ans. Julien, c’est une sorte de Marc-Aurèle, marqué d’un signe fatal, plus inquiet encore, et plus malheureux : c’est comme un Marc-Aurèle romantique. Il n’est pas étonnant qu’il ait fasciné le stoïcien du Cénacle.

M. Lauvrière[1] cite de Vigny ce mot révélateur à propos de Julien : « Il a été l’homme dont le rôle, la vie, le caractère m’eussent le mieux convenu dans l’histoire. »

Dès l’âge de vingt ans — comme nous l’apprend une note du Journal — Vigny avait consacré à son héros favori une tragédie qu’il avait brûlée ensuite. Devenu romantique, et délaissant, pour traiter ce grand sujet, la tragédie surannée, il créa par un mouvement de son esprit naturellement original

  1. Alfred de Vigny, sa vie et son œuvre, Paris, 1909.