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Stello, il se prenait à les feuilleter et à les corriger. Longuement, à notre tour, nous les avons compulsés et maniés, dans une familiarité qui nous émouvait toujours comme au premier moment, déchiffrant les leçons incertaines, assistant parmi les ratures à la naissance de l’idée, entendant parfois, si l’on peut dire, le bégaiement du génie, ému de songer que nous étions seul avec quelques rares personnes à connaître une œuvre considérable de l’auteur des Destinées, à être matériellement le témoin de cette haute et noble pensée, plus ému encore de songer que là, sur ce papier que nous tenions et que d’un geste maladroit nous aurions pu déchirer, s’était posée la main d’un des plus grands poètes de France, la maigre et longue main qui avait écrit la Mort du Loup, la Colère de Samson et la Maison du Berger.

Cette partie autographe compte vingt et un feuillets détachés, de format dit écolier, couverts d’une écriture élégante et noble, un peu aiguë, assez grêle, et qui semblerait même presque féminine, n’étaient les t barrés énergiquement, les croix nettes et caractéristiques des x, les S majuscules très décidés dans leur forme particulière de crochets obliques, et çà et là certains pleins fort appuyés qui contrastent brusquement avec la minceur des déliés, avec « la spiritualité des formes grêles », et qui décèlent le caractère viril du soldat-poète.

Les pages du manuscrit ont été numérotées par Vigny lui-même, et semblent toutes préparées pour l’impression.

Même si nous n’avions pas ici le dernier état de sa pensée, nous sommes certain — sans quoi nous n’aurions pas assumé la tâche de l’éditer — qu’en publiant ce manuscrit nous augmentons la gloire de Vigny, cette gloire posthume qu’il espérait en compensation de celle qui lui avait été trop mesurée de son vivant, et qu’il appelait avec un modeste orgueil dans son dernier poème :

Flots d’amis renaissants ! Puissent mes destinées
Vous amener à moi, de dix en dix années,
Attentifs à mon œuvre, et pour moi c’est assez !

À la veille du jour où l’œuvre de Vigny, cessant d’être une propriété particulière, va entrer dans le domaine collectif de