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apercevoir dans toute activité artistique, dans tout ce qui sort de l’ordinaire, dans tout génie, quelque chose de profondément trouble, de profondément suspect, de profondément douteux, qui me remplit de cette amoureuse faiblesse pour ce qui est simple, naïf, agréablement normal, pour ce qui est dépourvu de génie et raisonnable.

« Je suis placé entre deux mondes, je ne me trouve chez moi dans aucun, aussi la vie est-elle pour moi un peu pénible. Vous, artistes, vous m’appelez un bourgeois, et les bourgeois sont tentés de m’arrêter… Je ne sais ce qui des deux me blesse le plus cruellement. Les bourgeois sont bêtes ; mais vous, les adorateurs de la Beauté, qui me jugez flegmatique et dépourvu d’aspirations, vous devriez penser qu’il existe une vocation artistique si profonde, tellement imposée, voulue par le destin qu’aucune aspiration ne lui paraît plus douce et plus digne d’être éprouvée que celle qui a pour objet les délices de la vie habituelle.

« J’admire ceux qui, pleins de fierté et de froideur, s’aventurent sur le chemin qui conduit à la beauté grandiose et démoniaque, et qui méprisent « les hommes », mais je ne les envie pas. Car si quelque chose est capable de faire d’un homme de lettres un poète, c’est bien cet amour bourgeois que je ressens pour ce qui est humain, vivant et habituel. Toute chaleur, toute bonté, tout humour, viennent de lui, et il me semble presque que c’est de cet amour dont il est écrit que sans lui, celui-là même qui parlerait toutes les langues des hommes et des anges, n’est qu’un airain qui résonne et une cymbale qui retentit.

« Ce que j’ai fait jusqu’ici n’est rien, pas grand’chose, autant que rien. Je produirai des œuvres meilleures, Lisaveta — ceci est une promesse. Tandis que j’écris, le bruissement de la mer monte vers moi et je ferme les yeux. Je plonge mes regards dans un monde à naître, un monde à l’état d’ébauche, qui demande à être organisé et à prendre forme ; je vois une foule mouvante d’ombres humaines qui me font signe de venir les chercher et les délivrer ; des ombres tragiques et des ombres ridicules et d’autres qui sont l’un et l’autre à la fois — celles-là je les aime particulièrement. Mais mon amour le plus profond et le plus