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TONIO KRÖGER


(Suite et fin[1])


VII

La nuit tombait et la lune montait déjà avec un flottant éclat d’argent, lorsque le bateau de Tonio Kröger gagna la pleine mer. Il se tenait près du beaupré, enveloppé dans son manteau à cause du vent qui devenait de plus en plus fort, et il plongeait ses regards au-dessous de lui, dans le sombre va-et-vient des vagues aux corps puissants et lisses, qui s’enroulaient les unes aux autres, se rencontraient en claquant, se séparaient dans des directions inattendues, et tout à coup s’illuminaient d’écume.

Un ravissement doux et berceur emplissait son âme. Il avait été un peu démoralisé de ce que, dans sa patrie, on eût voulu l’arrêter comme chevalier d’industrie, oui, — quoique, dans une certaine mesure, il eût trouvé ce qui s’était passé dans l’ordre. Mais ensuite, après s’être embarqué, il avait, comme parfois avec son père quand il était enfant, regardé charger les marchandises dont les débardeurs emplissaient le ventre profond du navire, en s’interpellant dans un mélange de danois et de bas-alle-

  1. Voir nos numéros de juillet et d'août.