Page:Revue de Genève, tome 3, 1921.djvu/220

Cette page a été validée par deux contributeurs.

manger où des statues de divinités se détachaient en blanc contre la tapisserie bleue… Là se trouvait une chambre à coucher. La mère de son père y était morte après une dure agonie, malgré son grand âge, car c’était une femme mondaine, attachée aux jouissances terrestres, et elle tenait à la vie. Et plus tard son père lui-même avait rendu ici le dernier soupir, son père, le long monsieur correct, un peu pensif et mélancolique, à la boutonnière ornée d’une fleur des champs… Tonio s’était tenu assis au pied de son lit de mort, les yeux brûlants, sincèrement et entièrement livré à un sentiment muet et puissant, à l’amour et à la douleur. Et sa mère aussi s’était tenue agenouillée près de cette couche, sa belle et ardente maman, toute noyée dans ses larmes ; après quoi elle était partie avec l’artiste méridional pour les lointains bleus… Mais là derrière, la troisième pièce et la plus petite, maintenant aussi toute remplie de livres surveillés par un homme à l’aspect nécessiteux, avait été longtemps sa propre chambre. C’est là qu’il était rentré après l’école, après avoir fait une promenade comme celle de tout à l’heure ; près de cette paroi était placée sa table, dans le tiroir de laquelle il gardait ses premiers vers si profondément sentis et gauches… Le noyer… Une mélancolie aiguë le traversa soudain. Il regarda de côté par la fenêtre. Le jardin était abandonné, mais le vieux noyer se dressait à sa place et grinçait et bruissait lourdement au vent. Et Tonio laissa de nouveau glisser ses yeux sur le livre qu’il tenait à la main ; c’était une œuvre poétique de valeur qu’il connaissait bien. Il regarda ces lignes noires et ces groupes de phrases, suivit un moment le cours plein d’art du récit, qui s’élevait avec une passion ordonnatrice jusqu’à un trait, un effet, puis s’interrompait soudain d’une façon impressionnante…

— Oui, c’est bien fait, dit-il, en déposant le volume, et il se retourna. Alors il s’aperçut que le fonctionnaire était toujours debout et faisait cligner ses yeux avec un mélange d’empressement et de défiance méditative.

— Une excellente collection, je vois, dit Tonio Kröger. J’ai jeté un coup d’œil rapide. Je vous suis bien obligé. Adieu.