Page:Revue de Genève, tome 3, 1921.djvu/210

Cette page a été validée par deux contributeurs.

« Un ami humain ! Croyez-vous que cela me rendrait heureux et fier de posséder un ami parmi les hommes ? Mais jusqu’à présent je n’ai eu d’amis que parmi les démons, les monstres, les gens les moins attrayants, les fantômes rendus muets par la connaissance, en un mot parmi les gens de lettres.

« Parfois je monte sur une estrade, je me trouve dans une salle, en face d’hommes qui sont venus pour m’entendre. Alors, voyez-vous, il arrive, tandis que je regarde le public autour de moi, que je m’observe, que je surprenne mon cœur cherchant secrètement dans l’auditoire celui qui est venu pour moi, celui dont l’approbation et la reconnaissance montent vers moi, celui auquel mon art m’unit par un lien idéal… Je ne trouve pas ce que je cherche, Lisaveta. Je trouve le troupeau, la communauté que je connais bien, une assemblée de premiers chrétiens, pour ainsi dire, des gens avec des corps disgracieux et de belles âmes, des gens qui tombent toujours, en quelque sorte, vous comprenez ce que je veux dire, pour qui la poésie est une douce vengeance de la vie, — toujours des gens qui souffrent, qui aspirent, des déshérités, et jamais quelqu’un des autres, de ceux qui ont les yeux bleus, Lisaveta, et qui n’ont pas besoin de l’esprit !…

« Et ne serait-ce pas au fond une inconséquence regrettable que de se réjouir s’il en était autrement ? C’est absurde d’aimer la vie et cependant de s’efforcer par tous les moyens de l’attirer à soi, de la gagner aux finesses, aux mélancolies, à toute la noblesse maladive de la littérature. Le règne de la littérature croît et celui de la santé et de l’innocence décroît sur la terre. On devrait conserver ce qui en reste avec le plus grand soin, et ne pas vouloir induire à aimer la poésie, des gens qui lisent plus volontiers des livres illustrés de vues instantanées sur les chevaux !

« Car, finalement, quel spectacle plus lamentable peut-il y avoir que celui de la vie s’essayant à l’art ? Nous autres artistes ne méprisons personne plus complètement que le dilettante, l’homme vivant qui s’imagine pouvoir être par-dessus le marché, à l’occasion, un artiste. Je vous l’assure, cette espèce de mépris-là appartient à mon expérience personnelle. Je me trouve dans une réunion