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nait pas. Alphonse Daudet, dans le Nabab, raconte les aventures de M. Joyeuse, un commis de bureau : « Au bureau, les chiffres le fixaient encore… ; mais dehors, son esprit prenait la revanche de ce métier inexorable… il inventait alors des aventures extraordinaires, de quoi défrayer vingt romans-feuilletons. » Et Daudet ajoute : « La race est plus nombreuse qu’on ne croit de ces dormeurs éveillés chez qui une destinée trop restreinte comprime des forces inemployées, des forces héroïques. » Flournoy avait, lui aussi, interprété les cycles somnambuliques de Mlle Smith comme « une revanche éphémère et chimérique de l’idéal sur le réel, du rêve impossible sur les nécessités quotidiennes, des aspirations impuissantes sur le destin écrasant et aveugle ». Nous pourrions multiplier de telles citations.

Ce processus de compensation se retrouve dans une foule de manifestations diverses, et en constitue la raison d’être : il établit ainsi une parenté entre le rêve, l’art, le mythe, la légende, la philosophie, la névrose, la folie. Tous ces phénomènes ont pour trait commun de servir d’exécutoire aux désirs inassouvis, de réaliser fictivement l’idéal souhaité. C’est le mérite de l’école psychanalytique de l’avoir montré, bien que la chose ait été parfois signalée avant elle. Ainsi Nietzsche, qui a si souvent développé des théories toutes freudiennes affirmait déjà que sous les systèmes philosophiques les plus impersonnels et objectifs en apparence se cachait l’idéal du philosophe. Et, dans Le crime de Sylvestre Bonnard (1881) Anatole France fait dire au jeune Gélis : « Dans tous les arts l’artiste ne peint que son âme… Qu’admirons-nous, dans la Divine Comédie, sinon la grande âme de Dante ? Et les marbres de Michel— Ange, que nous représentent-ils d’extraordinaires, sinon Michel-Ange lui-même ? Artiste, on donne sa propre vie à ses créations… ». « Que de paradoxes et d’irrévérences, s’écrie le vieux Bonnard. Mais les audaces ne me déplaisent pas dans un jeune homme. Grâce à Freud, nous comprenons aujourd’hui que ce qui semblait paradoxes et audaces il y a quarante ans pourrait bien n’être que l’expression d’une vérité très profonde.