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religions de l’inde

tion qui se poursuit de nos jours encore par l’affiliation au brahmanisme des tribus sauvages et sans caste ; adoptant les dieux du peuple, et partageant sa dévotion sereine et à la fois frénétique, construisant pour ces dieux une théodicée et une théologie qui sont devenues dans l’Inde entière le patrimoine de toutes les sectes.

L’Inde semble avoir été, de tout temps, raisonneuse, éprise de logique autant que de métaphysique ; de même que les mots — n’oublions pas que l’école de nini, vers l’époque d’Alexandre le Grand, avait inventé et perfectionné la phonétique et l’étymologie — toutes les idées ont été analysées et étiquetées. La casuistique liturgique est aussi bien outillée que la rhétorique, portée cependant à un haut degré de complication et capable de décourager les Alexandrins. Les graves questions de l’être, des rapports de la cause avec l’effet, des rapports du fini avec l’infini, du commencement et de la fin, ont été discutées à perte de vue ; les écoles théologiques à proprement parler ont eu à résoudre le problème de la grâce et de la liberté, à définir le bonheur des élus, à expliquer, à concilier les légendes. Le double travail que poursuivirent les catholiques et les dissidents sur les livres saints de l’Église, a été, en quelque sorte, poursuivi par les mêmes hommes sur les livres sacrés de l’Inde. Les philosophes hindous sont en même temps des croyants et des esprits forts, des traditionalistes et des indépendants : ils proclament avec une singulière liberté d’esprit, que « le Veda lui-même ne rend pas intelligible une chose absurde » et que « les savants [sans que ce soit leur faute] bafouillent quand ils s’occupent du Veda ». Ils ont dans la déduction philosophique une si absolue confiance, que le monde extérieur est couramment nié sous prétexte qu’il est théoriquement impossible ; et que cette observation d’un docteur : « La possibilité est établie par l’existence », brille comme un éclair de bon sens dans la nuit du rêve[1]. Mais, pour être rationalistes, ils n’en sont pas moins jaloux de sauver ce qui doit être sauvé ; exégètes ingénieux qui ne font jamais la part du feu, sûrs qu’ils sont de restituer par quelque artifice à la pensée religieuse ce que la pensée déductive vient d’ébranler.

On a quelquefois considéré la tolérance religieuse comme une des caractéristiques de la vie normale de l’Inde ; prenons garde de nous y méprendre : les haines de sectes ont été parfois violentes, les écoles se sont ardemment anathématisées ; mais ces divisions furent toujours des disputes de famille, analogues à celles qui mirent aux prises les grands ordres religieux de notre moyen âge ; seuls les matérialistes, les négateurs de la vie future ont été l’objet d’un mépris profond — et pour ingénieuses qu’aient été les déductions de ces « libres-penseurs », on peut se demander s’ils n’étaient pas quelque peu dilet-

  1. Voyez Camkara ad Brah. Sûtras, II, 2, 28. — Les textes visés plus haut sont les suivants : « … bâdhitam artham vedo’pi na bodhayati », et : « tatra [vede] muhyanti sûrayah ».