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M. PAUL STAPFER. — HISTOIRE DES RÉPUTATIONS LITTÉRAIRES.

ration exquises, sous la plume des critiques du XIX’ siècle, formés surtout à Técole de nos grands écri- vains classiques. Voilà pourquoi il n"y a rien de plus délicieux que les pensées suivantes de Joubert et de Doudan :

serait singulier, écrit Joubert, que le style ne fût beau 

, que lorsqu’il a quelque obscurité, c’est-à-dire quelques nuages, et peut-être cela est vrai... 11 est certain que le beau a toujours à la fois quelque beauté visible et quelque beauté cachée. Il est certain encore qu’il n’a jamais autant de charmes pour nous que lorsque nous le lisons attentive- ment dans une langue que nous n’entendons qu’à demi. Et Doudan :

y a des moments où j’aime autant un grand gâchis 

qu’une précision étroite. J’aime autant de grands marais troubles et profonds par places que ces deux verres d’eau claire que le génie français lance en l’air avec une certaine force, se flattant d’aller aussi haut que la nature des choses. Il y a longtemps que je pense que celui qui n’aurait que des idées claires serait assurément un sot (1). Les poètes sont sur les confins des idées claires et du grand inintelligible. Us ont déjà quelque chose de la langue mystérieuse des beaux arts, qui fait voir trente-six mille chandelles. Or ces trente- six mille chandelles sont le rayonnement lointain des vérités que notre intelligence ne peut pas aborder de front. Dans Tappendice (deuxième article) du tome VI de son Port-Royal, Sainte-Beuve oppose aux poèmes clairs, accomplisde tous points, tels qu’on les goûtait autrefois, ces grandes œuvres « inachevées et inépuisables ■> dont on ne sait pas bien d’abord tout ce qu’elles ont voulu dire, qui se prêtent largement à l’imagination rêveuse et aux subtils commentaires, donnent à la critique " un peu de fil à retordre •> et la flattent en lui faisant l’hon- neur de l’admettre à la collaboration du poète :« Quand une fois je les ai vues et admirées dans leur pureté de dessin et dans leur contour, qu’ai-je tant à dire de Didon et d’Armide, de Bradamante ou de Clorinde, d’Angélique ou d’Herminie? Parlez-moi de Faust, de Béatrix, de Mignon, de Don Juan, d’Hamlet, de ces types à double et à triple sens, sujets à discussion, mystérieux par un coin, indéfinis, indéterminés, exlensildes en quelque sorte, perpétuellement chan- geants et muables... Quand on a lu le Lutrin ou Ailialie, l’esprit s’est récréé ou s’est élevé, on a goûté un noble ou un fin plaisir; mais tout est dit, c’est parfait, c’est fini, c’est définitif; et après? ■> (1) Mélanges et Lettres, t. Il, p. 289. Dans son intéressant volume sur Edmond Sclierer, M. Gréard, probablemeot par suite do quoique confusion de notes, attribue ces lignes de Doudan à Scheror, dont ce n’est pourtant pas le style. Cette erreur a été répétée dans l’ar- ticle de M. (;ii]ntavoine sur l’ouvrage de M. Gréard, avec l’aggra- vallon d’un bUme à l’adresse du pauvre iSchercr, qui n’en peut mais. Telle est, dans sa sobriété élégante et spirituelle, ce qu’on peut appeler la première expression classique de cette vérité anticlassique, qu’il y a une beauté et une esthétique de l’obscur. Mais des écrivains plus hardis, qui avaient goilté plus à fond la liqueur acre et forte d’une philosophie nullement française dans ses origines, ont osé aller beaucoup plus loin et sont peut- être restés encore dans les limites du vrai, sinon du vraisemblable, en soutenant cet insolent paradoxe, que l’homme a horreur de la clarté : « Il n’aime pas- sionnément que ce qui est obscur, il ne s’enflamme que pour ce qu’il ne comprend pas. Certains réforma- teurs fondent leur espoir sur ce qu’ils ont détruit ou effacé de mystères. C’est une sottise (1). » Déjà le doc- teur Strauss avait dit que tout mystère parait absurde, mais que sans mystère il n’y a rien de profond, ni la vie, ni l’art, ni l’État, que la république est rationnel- lement supérieure à la monarchie, et que c’est préci- sément pour cela qu’il faut préférer la monarchie. M. Faguet déclare, à son tour, que « l’irrationnel est le signe même de la vérité... Tout l’optimisme, tout le libéralisme, toute la philosophie et loute la philoso- phie politique du xviii’ siècle sont l’évidence même. C’est pour cela qu’elles sont si merveilleusement super- ficielles. Elles satisfont la raison (2) ».

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L’anonymat est une des formes du mystère en litté- rature. Mais il faut distinguer entre l’anonymat réel et sérieux, dont les ombres restent impénétrables, et l’anonymat simple artifice de succès, qui n’est qu’un moyen d’intriguer la curiosité, et dont les voiles sont levés sûrement tôt ou tard. Celui-ci, n’étant point sin- cère, s’il mérite d’être étudié, c’est seulement au cha- pitre du charlatanisme et des trucs.’ Le véritable anonymat ne s’est rencontré qu’au moyen ;ge. 11 fut beau et touchant par l’ignorance naïve qu’il avait de lui-même, par l’entier évanouis- sement de l’individu dans son œuvre, et vraiment M. Renan n’a pas tout à fait tort de dénoncer comme mesquins, maladroits et presque sacrilèges les efforts de l’érudition pour découvrir ce qu’il recèle: Les critiques qui ne sont qu’érudits emploient toutes les ressources de leur art pour percer ce mystère. Maladresse ! Croyez-vous donc avoir beaucoup relevé telle épopée natio- nale parce que vous aurez découvert le nom du chétif indi- vidu qui l’a rédigée? Que me fait cet homme qui vient se placer entre l’humanité et moi? Que m’importent les syl- labes insignifiantes de son nom ? Ce nom lui même est un mensonge; ce n’est pas lui, c’est la nation, c’est l’humanité travaillant à un point du temps et de l’espace, qui est le vé- ritable auteur (3). (I) E. Faguet, le Dix-Huitième Siècle, y>. II. (•2 lieviK des Deux Mondes, 15 dcrenibro I88S. (it) L’Avenir de la scitnce, p. 191.