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vi


Comme nous le savons tous, quand on change de vie, et que, de grain de café, on devient, par exemple, scie à découper, on ne se souvient jamais du temps intermédiaire. Oreiller, je me découvris donc oreiller, un beau soir d’été. Quel admirable temps il faisait ! Un clair de lune vénitien entrait à pelletées par une fenêtre ouverte sur les bocages théâtraux du Parc Monceau. J’entendais au loin rouler des autos qui prenaient des précautions de nurse pour éviter heurts et cahots à leurs habitants. J’étais chez des gens chics et dans un quartier chic. Mon duvet — d’eider, ma foi — aurait valu au moins deux cents francs le kilo, et ma taie… Rien que de me souvenir quelle magnifique taie me servait de chemisette, j’en suis encore toute remuée… Une taie en batiste de lin, fine comme peau d’oignon. Et mes ourlets à jour ! Et ma dentelle ? De la Valenciennes, ma chère, authentiquement faite en Suisse. Ah ! c’est une belle chose, le luxe !…

Je m’admirai donc avec délices, au clair de lune. Verlaine, qui était un rustaud, dit, je ne sais où, que le clair de lune fait sangloter d’extase les jets d’eau. Je ne sais s’il parlait là de la douche ascendante ou de la seringue de Diafoirus, mais cette image grossière est bien loin d’avoir la délicatesse des pensées que je cultivais comme oreiller. Oh ! la mélancolie d’un oreiller sous la lune du Parc Monceau ! J’en étais là de mes réflexions, et peut-être eussé-je mis en vers le souffle poétique qui me faisait gonfler comme un édredon, lorsqu’on entra dans la chambre dont j’occupais le lit. À la lumière, jaillissant ventre à terre d’une lampe Watts sise au plafond dans une crinoline de pongée tendre, je pus admirer les survenants. Car il y avait deux personnes : l’homme portait une petite tête de ouistiti au retour d’âge sur un