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la plainte de la sirène


« Mais à quoi bon ces biens sans nombre qu’on m’envie ?
À quoi bon ma richesse, à quoi bon ma beauté ?
À quoi bon ces accords dont l’oreille est ravie,
Si mon cœur par la mort est toujours habité ;

« Si l’éternel Destin veut que rien ne m’émeuve ;
Si je donne l’amour sans pouvoir le sentir ;
Si, de ceux que je charme éternellement veuve,
De chaque fiancé je ne fais qu’un martyr ?

« Oh ! je voudrais quitter ma royauté funeste,
Des oiseaux vagabonds au loin suivre l’essaim.
Mais la fatalité m’étreint et me dit : « Reste ! »
Il faut continuer mon métier d’assassin.

« Ô vous tous que mon chant fit périr dans la vase,
Victimes, ce n’est pas sur vous qu’on doit pleurer.
Rêve, amour, quel que soit le nom de votre extase,
Vous sentiez quelque chose en vous-mêmes vibrer.

« Mais moi ! toujours le vide et le néant infâme !
Avoir beau me frapper le cœur, n’y rien meurtrir ;
Immortelle, être moins que la dernière femme ;
Ne pas avoir d’amour dont je puisse souffrir !

« Les humains, par les dieux accablés d’infortune,
De plus de maux encor l’un par l’autre accablés,
N’ont, sous aucun soleil et sous aucune lune,
Atteint à la hauteur où mes maux sont allés.