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armes qu’un sauvage manie mieux que lui. Dans ces luttes grossières, la conscience la plus obscure est la meilleure ; la personnalité, la réflexion sont des causes d’infériorité. Aussi la liberté de penser a-t-elle été jusqu’ici peu favorable aux entreprises qui exigent que des masses d’individus renoncent à leur individualité pour s’atteler au joug d’une grande pensée et la traîner majestueusement par le monde. Qu’eût fait Napoléon avec des raisonneurs ?

C’est là une contradiction réelle, qui, comme tant d’autres, ne peut se lever qu’en reconnaissant que l’humanité est bien loin de son état normal. Tandis qu’une portion de l’humanité mènera encore la vie brutale, les malentendus et les passions pourront exploiter l’humanité barbare contre l’humanité civilisée, et lâcher ces bêtes féroces sur les hommes raisonnables. Les critiques ont raison ; qu’ils soient ou non les plus forts, cela ne les empêche pas d’avoir raison, et, s’ils succombent, cela prouve simplement que l’état actuel de l’humanité est loin d’être celui où la justice et la raison seront les seules forces réelles comme elles sont les seules légitimes.

Observez bien, je vous prie. que ce n’est pas ici une vaine question, un rêve discuté à loisir. C’est la question même de l’humanité et de la légitimité de sa nature. Si l’humanité est ainsi faite qu’il y ait pour elle des illusions nécessaires, que trop de raffinement amène la dissolution et la faiblesse, que trop bien savoir la réalité des choses lui devienne nuisible, s’il lui faut des superstitions et des vues incomplètes, si le légitime et nécessaire développement de son être est sa propre dégradation, l’humanité est mal faite, elle est fondée sur le faux, elle ne tend qu’à sa propre destruction, puisque ceux qui ont vaincu grâce à leurs illusions sont ensuite entraînés forcément