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la Grèce sous les Romains, les Romains sous les barbares, les Chinois sous les Mantchoux. La réflexion use vite. Nos familles bourgeoises, qui ne se possèdent que depuis une ou deux générations, sont déjà fatiguées. Le demi-siècle qui s’est écoulé depuis 89 les a plus épuisées que les innombrables générations de la nuit primitive. Trop savoir affaiblit en apparence l’humanité ; un peuple de philologues, de penseurs et de critiques serait bien faible pour défendre sa propre civilisation. L’Allemagne, au commencement de ce siècle, a honteusement plié devant la France, et combien pourtant l’Allemagne de Gœthe et de Kant était supérieure pour la pensée à la France de Napoléon. La barbarie, n’ayant pas la conscience d’elle-même, est obéissante et passive : l’individu ne se possédant pas lui-même se perd dans la masse, et obéit au commandement comme à la fatalité. L’obéissance passive n’est possible qu’à la condition de la stupidité. L’homme réfléchi, au contraire, calcule trop bien son intérêt, et se demande avec le positif qu’il porte en toute chose si c’est bien réellement son intérêt de se faire tuer. Il tient d’ailleurs plus profondément à la vie, et la raison en est simple. Son individualité est bien plus forte que celle du barbare : l’homme civilisé dit Moi avec une énergie sans pareille ; chez le barbare, au contraire, la vie s’élève à peine au-dessus de cette sensation sourde qui constitue la vie de l’animal. Il ne résiste pas, car il existe à peine. De là ce mépris de la vie humaine (de la sienne comme de celle des autres) qui fait tout le secret de l’héroïsme du barbare. L’homme cultivé, dont la vie a un prix réel, en fait trop d’estime pour la jouer au hasard (34). La force brutale lui semble une telle extravagance qu’il se révolte contre d’aussi absurdes moyens, et ne peut se résoudre à se mesurer avec des