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atteints. On croit qu’on pourra prévoir tous les cas possibles ; mais l’œuvre est si compliquée qu’elle se joue de tous les efforts. On pousse si loin la sainte horreur de l’arbitraire qu’on détruit toute initiative. L’individu est circonvenu de règlements qui ne lui laissent la liberté d’aucun membre ; de sorte qu’une statue de bois en ferait tout autant si on pouvait la styler à la manivelle. La différence des individus médiocres ou distingués est ainsi devenue presque insignifiante ; l’administration est devenue comme une machine sans âme qui accomplirait les œuvres d’un homme. La France est trop portée à supposer qu’on peut suppléer à l’impulsion intime de l’âme par des mécanismes et des procédés extérieurs. N’a-t-on pas voulu appliquer ce détestable esprit à des choses plus délicates encore, à l’éducation, à la morale (8) ? N’avons-nous pas eu des ministres de l’instruction publique qui prétendaient faire des grands hommes au moyen de règlements convenables ? N’a-t-on pas imaginé des procédés pour moraliser l’homme, à peu près comme des fruits qu’on mûrit entre les doigts ! Gens de peu de foi à la nature, laissez-les donc au soleil.

Excusable et nécessaire a donc été l’erreur des siècles où la réflexion se substitue à la spontanéité (9). Bien que ce premier degré de conscience soit un immense progrès, l’état qui en est résulté a pu sembler par quelques faces inférieur à celui qui avait précédé, et les ennemis de l’humanité ont pu en tirer avantage pour combattre avec quelque apparence plausible le dogme du progrès (10). En effet, dans l’état aveugle et irrationnel, les choses marchaient spontanément et d’elles-mêmes, en vertu de l’ordre établi. Il y avait des institutions faites tout d’une pièce, dont on ne discutait pas l’origine, des