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conscience a d’autant plus de valeur qu’elle est plus faite, plus avancée. L’homme civilisé qui se possède si énergiquement est bien plus homme, si j’ose le dire, que le sauvage qui se sent à peine, et dont la vie n’est qu’un petit phénomène sans valeur. Voilà pourquoi le sauvage tient très peu à la vie ; il l’abandonne avec une facilité étrange, et l’ôte aux autres comme en se jouant. Chez lui, la personnalité est à peine nouée. L’animal, et jusqu’à un certain point l’enfant, voient la mort d’un de leurs semblables sans effroi. Le prix qu’on fait de la vie pour soi est toujours celui qu’on en fait pour les autres. Plusieurs faits de notre Révolution ne s’expliquent que par là. La vie était tombée à un effrayant bon marché.

(35) Le christianisme, par ses tendances universelles et catholiques, a contribué à affaiblir le culte antique de la patrie. Le chrétien fait partie d’une société bien plus étendue et plus sainte, qu’il doit au besoin préférer à son pays.

(36) Dieu me garde d’insulter un esprit aussi distingué que Franklin. Mais comment un homme de quelque sens moral et philosophique a-t-il pu écrire des chapitres intitulés : Conseils pour faire fortune. — Avis nécessaire à ceux qui veulent être riches. — Moyens d’avoir toujours de l’argent dans sa poche. « Grâce à ces moyens, ajoute-t-il, le ciel brillera pour vous d’un éclat plus vif, et le plaisir fera battre votre cœur. Hâtez-vous donc d’embrasser ces règles et d’être heureux. » Voila un charmant moyen pour ennoblir la nature humaine.

(37) La libation est de tous les usages de l’antiquité celui qui me semble le plus religieux et le plus poétique : sacrifice (perte sèche, comme diraient les gens positifs) des prémices à l’invisible.

(38) La même application irrationnelle, mais énergique et belle, d’un principe de la nature humaine se remarque dans les idées des religions sur l’expiation. Le besoin d’expiation, après une vie immorale ou frivole, est très légitime ; l’erreur est d’avoir cru qu’il s’agissait de se punir. La seule pénitence raisonnable, c’est le repentir et le retour avec plus d’amour à la vie sérieuse et belle.

(39) Les petits esprits qui conçoivent la perfection comme une médiocrité, résultant de la neutralisation réciproque des extrêmes, appellent cela des excès mais c’est là une étroite et mesquine manière d’expliquer de pareils faits. Ce qu’il y faut blâmer, ce n’est pas le trop d’énergie, c’est la mauvaise direction donnée à de puissants instincts.

(40) Ces harmonieuses plaintes sont devenues un des thèmes les