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vérité inappréciable aux yeux du psychologue. Aristote est déjà un savant réfléchi, qui a conscience de son procédé, qui fait de la science et de la philosophie comme Virgile faisait des vers. Ces premiers penseurs, au contraire, sont bien autrement possédés par leur curiosité spontanée. L’objet est là devant eux, aiguisant leur appétit ; ils se prennent à lui comme l’enfant qui s’impatiente autour d’une machine compliquée, la tente par tous les côtés pour en avoir le secret, et ne s’arrête que quand il a trouvé un mot qu’il croit suffisamment explicatif. Cette science primitive n’est que le pourquoi répété de l’enfance, à la seule différence que l’enfant trouve chez nous une personne réfléchie pour répondre à sa question, tandis que là c’est l’enfant lui-même qui fait sa réponse avec la même naïveté. Il me semble aussi difficile de comprendre le vrai point de vue de la science sans avoir étudié ces savants primitifs, que d’avoir le haut sens de la poésie sans avoir étudié les poésies primitives.

Une civilisation affairée comme la nôtre est loin d’être favorable à l’exaltation de ces besoins spéculatifs. La curiosité n’est nulle part plus vive, plus pure, plus objective que chez l’enfant et chez les peuples sauvages. Comme ils s’intéressent naïvement à la nature, aux animaux (2), sans arrière-pensée, ni respect humain ! L’homme affairé, au contraire, s’ennuie dans la compagnie de la nature et des animaux ; ces jouissances désintéressées n’ont rien à faire avec son égoïsme. L’homme simple, abandonné à sa propre pensée, se fait souvent un système des choses bien plus complet et plus étendu que l’homme qui n’a reçu qu’une instruction factice et conventionnelle. Les habitudes de la vie pratique affaiblissent l’instinct de curiosité pure ; mais c’est une consolation pour l’amant