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à-dire la vraie religion, fussent accessibles aux classes maintenant réputées les dernières de la société. Ah si l’ouvrier avait de l’éducation, de l’intelligence, de la morale, une culture douce et bienfaisante, croyez-vous qu’il maudirait son infériorité extérieure ? Non car, outre que la moralité et l’intelligence amèneraient pour lui immanquablement l’ordre et l’aisance, cette culture le ferait considérer, aimer, estimer, le placerait dans ce joli monde des âmes polies, où l’on sent finement, et d’où il souffre de se voir exilé. Le paysan ne souffre pas de son abjection morale et intellectuelle ; mais l’ouvrier des villes voit notre monde distingué, il sent que nous sommes plus parfaits que lui, il se voit condamné à vivre dans une fétide atmosphère de dépression intellectuelle et d’immoralité, lui qui a senti la bonne odeur du monde civilisé ; il est condamné à chercher sa jouissance (car l’homme ne peut vivre sans jouissance de quelque sorte, le trappiste a les siennes) dans d’ignobles lieux qui lui répugnent, repoussé qu’il est par son manque de culture plus encore que par l’opinion, des joies plus délicates. Oh comment ne se révolterait-il pas ?

Quelque chimérique qu’elle puisse paraitre au point de vue de nos mœurs actuelles, je maintiens comme possible cette simultanéité de la vie intellectuelle et du travail professionnel. La Grèce m’en est un illustre exemple ; je ne parle pas de sociétés plus naïves, comme la société indienne, la société hébraïque, où toute idée de décorum extérieur et de respect humain était complètement absente. Le brahmane dans la forêt, vêtu de quelques guenilles, se nourrissant de feuilles souvent sèches, arrive à un degré de spéculation intellectuelle, à une hauteur de conception, à une noblesse de vie, inconnus à l’immense majorité de ceux qui parmi nous s’appellent civilisés.