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espère vivre. Le fait est que les gens du monde n’ont jamais, ce me semble, un système de vie bien arrêté, et ne peuvent dire précisément ce qui est principal, ce qui est accessoire, ce qui est fin, ce qui est moyen. La richesse ne saurait être le but final, puisqu’elle n’a de valeur que par les jouissances qu’elle procure. Et pourtant tout le sérieux de la vie s’use autour de l’acquisition de la richesse, et on ne regarde le plaisir que comme un délassement pour les moments perdus et les années inutiles. Le philosophe et l’homme religieux peuvent seuls à tous les instants se reposer pleinement, saisir et embrasser le moment qui passe, sans rien remettre à l’avenir.

Un homme disait un jour à un philosophe de l’antiquité qu’il ne se croyait pas né pour la philosophie : « Malheureux, lui dit le sage, pourquoi donc es-tu né ? » Certes, si la philosophie était une spécialité, une profession comme une autre ; si philosopher, c’était étudier ou chercher la solution d’un certain nombre de questions plus ou moins importantes, la réponse de ce sage serait un étrange contre-sens. Et pourtant si l’on sait entendre la philosophie, dans son sens véritable, celui-là est en effet un misérable, qui n’est pas philosophe, c’est-à-dire qui n’est point arrivé à comprendre le sens élevé de la vie. Bien des gens renoncent aussi volontiers au titre de poète. Si être poète, c’était avoir l’habitude d’un certain mécanisme de langage, ils seraient excusables. Mais si l’on entend par poésie cette faculté qu’a l’âme d’être touchée d’une certaine façon, de rendre un son d’une nature particulière et indéfinissable en face des beautés des choses, celui qui n’est pas poète n’est pas homme, et renoncer à ce titre, c’est abdiquer volontairement la dignité de sa nature.

D’illustres exemples prouveraient au besoin que cette