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trop cher quand il s’agit de fournir un atome à la vérité. Tous les jours des milliers d’existences ne sont-elles pas perdues, mais ce qui s’appelle absolument perdues, à des arts de luxe, à fournir un aliment au plaisir des oisifs, etc. L’humanité a tant de forces qui dépérissent faute d’emploi et de direction ! Ne peut-on pas espérer qu’un jour toute cette énergie négligée ou dépensée en pure perte sera appliquée aux choses sérieuses et aux conquêtes suprasensibles ?

On se fait souvent des conceptions très fausses sur la vraie manière de vivre dans l’avenir ; on s’imagine que l’immortalité en littérature consiste à se faire lire des générations futures. C’est là une illusion à laquelle il faut renoncer. Nous ne serons pas lus de l’avenir, nous le savons, nous nous en réjouissons, et nous en félicitons l’avenir. Mais nous aurons travaillé à avancer la manière d’envisager les choses, nous aurons conduit l’avenir à n’avoir pas besoin de nous lire, nous aurons avancé le jour où la connaissance égalera le monde, et où, le sujet et l’objet étant identifiés, le Dieu sera complet. En hâtant le progrès, nous hâtons notre mort. Nous ne sommes pas des écrivains qu’on étudie pour leur façon de dire et leur touche classique ; nous sommes des penseurs, et notre pensée est un acte scientifique. Lit-on encore les œuvres de Newton, de Lavoisier, d’Euler ? Et pourtant quels noms sont plus acquis à l’immortalité ? Leurs livres sont des faits ; ils ont eu leur place dans la série du développement de la science ; après quoi, leur mission est finie. Le nom seul de l’auteur reste dans les fastes de l’esprit humain comme le nom des politiques et des grands capitaines. Le savant proprement dit ne songe pas à l’immortalité de son livre, mais à l’immortalité de sa découverte. Nous, de