Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/225

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

gendes, leurs contes, leurs imaginations mythologiques, leurs cultes superstitieux, leurs poèmes flottants çà et là. Il en était de même de la plupart de nos légendes héroïques, avant que, répudiées par la partie cultivée de la nation, elles fussent allées s’encanailler dans la Bibliothèque bleue.

Quand on entre au Louvre dans les salles du musée espagnol, il y a plaisir sans doute à admirer de près tel tableau de Murillo et de Ribeira. Mais il y a quelque chose de bien plus beau encore, c’est l’impression qui résulte de ces salles, de la pose ordinaire des personnages, du style général des tableaux, du coloris dominant. Pas une nudité, pas un sourire. C’est l’Espagne, qui vit là tout entière. La grande critique devrait consister ainsi à saisir la physionomie de chaque portion de l’humanité. Louer ceci, blâmer cela, est d’une petite méthode. Il faut prendre l’œuvre pour ce qu’elle est, parfaite dans son ordre, représentant éminemment ce qu’elle représente, et ne pas lui reprocher ce qu’elle n’a pas. L’idée de faute est déplacée en critique littéraire, excepté quand il s’agit de littératures tout à fait artificielles, comme la littérature latine de la décadence. Tout n’est pas égal sans doute ; mais une pièce est en général ce qu’elle peut être. Il faut la placer plus ou moins haut dans l’échelle de l’idéal, mais ne pas blâmer l’auteur d’avoir pris la chose sur tel ton et par conséquent de s’être refusé tel ordre de beautés. C’est le point de vue d’où chaque œuvre est conçue qui peut être critiqué, bien plutôt que l’œuvre elle-même ; car tous ses grands auteurs sont parfaits à leur point de vue, et les critiques qu’on leur adresse ne vont d’ordinaire qu’à leur reprocher de n’avoir pas été ce qu’ils n’étaient pas.