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écloses ; et celui-là, au lieu d’être inscrit au titre, l’est à chaque page. Homère serait un personnage réel et unique, qu’il serait encore absurde de dire qu’il est l’auteur de l’Iliade : une telle composition sortie de toutes pièces d’un cerveau individuel, sans antécédent traditionnel, eût été fade et impossible ; autant vaudrait supposer que c’est Matthieu, Marc, Luc et Jean qui ont inventé Jésus. « Il n’y a que la rhétorique, a dit M. Cousin, qui puisse jamais supposer que le plan d’un grand ouvrage appartient à qui l’exécute. » Les rhéteurs, qui prennent tout par le côté littéraire, qui admirent le poème et sont indifférents pour la chose chantée, ne sauraient comprendre la part du peuple dans ces œuvres. C’est le peuple qui fournit la matière, et cette matière, ils ne la voient pas, ou ils s’imaginent bonnement qu’elle est de l’invention du poète. La Révolution et l’Empire n’ont produit aucun poème qui mérite d’être nommé ; ils ont fait bien mieux. Ils nous ont laissé la plus merveilleuse des épopées en action. Grande folie que d’admirer l’expression littéraire des sentiments et des actes de l’humanité et de ne pas admirer ces sentiments et ces actes dans l’humanité ! L’humanité seule est admirable. Les génies ne sont que les rédacteurs des inspirations de la foule. Leur gloire est d’être en sympathie si profonde avec l’âme incessamment créatrice, que tous les battements du grand cœur ont un retentissement sous leur plume. Les relever par leur individualité, c’est les abaisser ; c’est détruire leur gloire véritable, pour les ennoblir par des chimères. La vraie noblesse n’est pas d’avoir un nom à soi, un génie à soi, c’est de participer à la race noble des fils de Dieu, c’est d’être soldat perdu dans. l’armée immense qui s’avance à la conquête du parfait.