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L’idée de l’humanité est la grande ligne de démarcation entre les anciennes et les nouvelles philosophies. Regardez bien pourquoi les anciens systèmes ne peuvent plus vous satisfaire, vous verrez que c’est parce que cette idée en est profondément absente. Il y a là, je vous le dis, toute une philosophie nouvelle (79).

Du moment que l’humanité est conçue comme une conscience qui se fait et se développe, il y a une psychologie de l’humanité, comme il y a une psychologie de l’individu. L’apparence irrégulière et fortuite de sa marche ne doit pas nous cacher les lois qui la régissent. La botanique nous démontre que tous les arbres seraient quant à la forme et à la disposition de leurs feuilles et de leurs rameaux aussi réguliers que les conifères, sans les avortements et les suppressions qui, détruisant la symétrie, leur donnent des formes si capricieuses. Un fleuve irait tout droit à la mer sans les collines qui lui font faire tant de détours. Ainsi l’humanité, en apparence livrée au hasard, obéit à des lois que d’autres lois peuvent faire dévier, mais qui n’en sont pas moins la raison de son mouvement. Il y a donc une science de l’esprit humain, qui n’est pas seulement l’analyse des rouages de l’âme individuelle, mais qui est l’histoire même de l’esprit humain. L’histoire est la forme nécessaire de la science de tout ce qui est dans le devenir. La science des langues, c’est l’histoire des langues ; la science des littératures et des religions, c’est l’histoire des littératures et des religions. La science de l’esprit humain, c’est l’histoire de l’esprit humain. Vouloir saisir un moment dans ces existences successives pour y appliquer la dissection, et les tenir fixement sous le regard, c’est fausser leur nature. Car elles ne sont pas à un moment, elles se font.