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toujours avoir été critique, et on se prend parfois à rire, ne fût-ce que de ses adversaires. Or les apôtres ne rient pas ; rire, c’est déjà du scepticisme, car après avoir ri des autres, si l’on est conséquent, l’on rira aussi de soi-même.

Pour qu’une secte religieuse fût désormais possible, il faudrait un large fossé d’oubli, comme celui qui fut creusé par l’invasion barbare, où vinssent s’abîmer tous les souvenirs du monde moderne. Conservez une bibliothèque, une école, un monument tant soit peu significatif, vous conservez la critique ou du moins le souvenir d’un âge critique. Or, je le répète, il n’y a qu’un moyen de guérir de la critique comme du scepticisme, c’est d’oublier radicalement tout son développement antérieur, et de recommencer sur un autre pied. Voila pourquoi toutes les sectes religieuses qui ont essayé, depuis un demi-siècle, de s’établir en Europe sont venues se briser contre cet esprit critique qui les a prises par leur côté ridicule et peu rationnel, si bien que les sectaires, à leur tour, ont pris le bon parti de rire d’eux-mêmes. Le siècle est si peu religieux qu’il n’a pas même pu enfanter une hérésie (44). Tenter une innovation religieuse c’est faire acte de croyant, et c’est parce que le monde sait fort bien qu’il n’y a rien à faire dans cet ordre, qu’il devient de mauvais goût de rien changer au statu quo en religion. La France est le pays du monde le plus orthodoxe, car c’est le pays du monde le moins religieux. Si la France avait davantage le sentiment religieux, elle fût devenue protestante comme l’Allemagne. Mais n’entendant absolument rien en théologie, et sentant pourtant le besoin d’une croyance, elle trouve commode de prendre tout fait le système qu’elle rencontre sous sa main, sans se